
Pauses by Noise
Retrouvez-nous, un jeudi sur deux, pour une Pause by Noise.

Des coups de coude qui influencent beaucoup…
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les gouvernements européens ont fait appel à des nudge units, des cellules spécialisées dans la mise en place de nudges. Mais c’est quoi un nudge ?
Aux premiers jours du confinement, on a vu apparaître des lignes blanches au sol indiquant les distances à respecter dans les files d’attente, ou bien de grands ronds blancs sur les quais de métro ou dans les gares. Ces signes d’incitation agissent sur nos comportements. Le plus connu est la fausse mouche collée au centre des urinoirs pour inviter à viser dessus, ce qui évite les éclaboussures.
Le nudge, c’est une méthode d’influence de l’économie comportementale, qui a été théorisée aux États-Unis, en 2008. Elle s’appuie sur un constat simple : nos choix ne sont jamais complètement rationnels. On prend rarement les meilleures décisions pour nous-mêmes. Ça peut paraître bizarre, mais on est influencé par des biais cognitifs qui nous font souvent préférer le statu quo. On n’aime pas trop changer nos habitudes.
Et souvent, on aime bien faire comme tout le monde. Quand dans ma chambre d’hôtel, il y a un sticker qui précise que « 75 % des clients réutilisent leurs serviettes », eh bien je vais faire comme eux.
Les nudges s’appuient sur ce mécanisme. C’est un peu comme un GPS qui nous indiquerait quel est le meilleur itinéraire à prendre, même si je peux choisir une autre route. D’où le nom de nudge, qui veut dire « coup de coude » en anglais. Le coup de coude que l’on donne à un proche pour qu’il fasse attention à ce qu’il dit ou ce qu’il fait.
Plutôt que de mettre un grand panneau sens interdit au bout du quai du métro, on le remplace par un panneau Sans issue qui est beaucoup plus dissuasif que l’interdiction. On explique aux usagers que la sortie, ce n’est pas par là et ça fonctionne.
« Ça ressemble à de la pub ou du marketing, tout ça. C’est le 9,99 € plutôt que l’étiquette à 10 €. Mais alors, est-ce de la manipulation ? » On la frôle, mais en douceur. C’est une forme de paternalisme. « Puisque les individus ne font pas toujours les bons choix, nous allons les orienter vers ce que l’on considère être la bonne option pour l’intérêt général. »
La nouveauté, aujourd’hui, c’est que ce sont les gouvernements qui s’emparent des nudges pour leurs politiques publiques. Les annonces du type « Vous êtes déjà plus de 20 millions à avoir téléchargé l’application TousAntiCovid » sont des nudges. Si 20 millions de Français l’ont téléchargée, c’est qu’il faut le faire.
Pour beaucoup, le nudge deviendrait la solution idéale à la gouvernance de crise. Et comme la société enchaîne les crises sanitaires, politiques, économiques ou sociales, la question se pose : ces techniques d’influence sont-elles appelées à remplacer la démocratie ?

Le retour du rouge à lèvres
Depuis la fin du port obligatoire du masque en extérieur, on a vite senti comme un air de liberté dans la rue. On a alors redécouvert quelque chose de quasi oublié depuis un an et qui est l’une des victimes collatérales du Covid-19… le rouge à lèvres.
Ce sont les boutiques de cosmétique qui avaient tiré le signal d’alarme assez rapidement, au printemps 2020. En quelques semaines, elles avaient vu les ventes de rouges à lèvres s’effondrer de près de 50 %. Tout ce qui était maquillage des yeux, fard à paupières, eyeliner et mascara résistait bien, mais le rouge à lèvres, lui, n’était plus un incontournable.
A la fin du XIXe siècle apparaît le premier bâton de rouge à lèvres à base de cire à bougie. La grande tragédienne Sarah Bernhardt se peignait les lèvres en permanence. Porter du rouge s’apparentait alors à une déclaration d’indépendance et d’audace.
Le rouge à lèvres moderne, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est créé dans les années 1920. Les femmes l’adoptent vite et durant la grande dépression des années 1930, aux quatre coins du globe, elles ont continué à en mettre. C’était même une priorité parmi les gens modestes, pour lutter contre la morosité générale.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le rouge à lèvres devint un symbole de résistance et de patriotisme ! « Très tôt, on a su qu’Hitler détestait le rouge à lèvres de couleur rouge. En porter était comme un bras d’honneur au nazisme ! »
Les années 1970 prennent de la distance avec le rouge à lèvres. Le féminisme et le mouvement Peace and love préfèrent le naturel. Il faudra attendre la fin de cette décennie et la déferlante disco avec notamment Donna Summer et son tube « I Feel Love » pour que le rouge devienne éclatant, brillant, festif. Sur les pochettes de disque, dans les vidéo-clips, en boîte de nuit…
Arrive la pandémie de Covid-19 du printemps 2020. Derrière les masques, les lèvres sont invisibles. Rapidement, les femmes se rendent compte que rouge à lèvres et masque sont incompatibles. « Avec les frottements du tissu, tu salis l’intérieur du masque et tu te tartines de rouge toute le bas du visage ! » Les femmes délaissent ce produit de maquillage.
Un an après, le rouge à lèvres revient et, surprise, sur les réseaux sociaux, on découvre une tendance pour la couleur orange avec le hashtag #orangelipstick. Comme s’il fallait marquer cette accalmie estivale de la pandémie, même brève, par une couleur lumineuse qui invite à l’optimisme et à la liberté.

Grosse illusion, grosse perte, grosse dépression
La première fois que l’on a vu la publicité, on n’a pas bien compris. Sans doute, on ne faisait pas partie du public ciblé par « Tout pour la daronne ». Et pourtant, on ne peut pas dire que l’on a été pris par surprise.
À chaque match de l’Euro 2020, c’est une cascade de spots de pub pour les paris sportifs qui s’enchaînent, jusqu’à l’indigestion. Sans compter, dans les couloirs du métro, les nombreuses affiches pour les mêmes Winamax, Unibet, ou autre Betclic. La signature Winamax claque comme une punch line, « Grosse cote, gros gain, gros respect ».
Avec toujours les mêmes codes repérables à la première seconde : ambiance rap, couloirs d’immeubles tagués et mal éclairés, intérieurs avec un canapé défoncé à force de mater les écrans à longueur de journée. Mais également pizza quatre fromages, kebab et Coca, et la compagnie d’un pote, faire-valoir du parieur.
Il faudrait être aveugle pour ne pas identifier clairement la cible : le jeune de banlieue issu des minorités, qui sur un pari, accède à la richesse et au respect de tout son quartier.
La campagne « Tout pour la daronne », de Winamax, est un modèle du genre. Fin de soirée foot chez un jeune qui raccompagne sa mère dans le couloir. Et là, banco, il comprend qu’il vient de décrocher le jackpot. « Paris gagné » s’affiche sur l’écran de son smartphone.
La porte de l’ascenseur s’ouvre et sa mère se retrouve propulsée, telle une fusée qui traverse tout l’immeuble, jusqu’à s’encastrer dans la cabine Première classe d’un avion, vers une destination paradisiaque. Gros gain, gros ascenseur social, grosse reconnaissance du fils à l’égard de sa mère à laquelle il doit tout. « Tout pour la Daronne » !
Sauf que dans la vraie vie, ça se passe rarement comme ça. Selon l’Observatoire des Jeux en France, 70 % des parieurs sont des hommes de moins de 34 ans. Et deux tiers des mises seraient pariés par des joueurs appartenant à des milieux sociaux modestes, ayant un niveau d’éducation et des revenus inférieurs aux addicts des autres jeux.
Les ravages sont considérables. Car tout le monde l’a bien compris, derrière tout ça le but n’est pas de donner de l’argent, mais d’en prendre. Avec des dégâts collatéraux pour des jeunes convaincus que le jeu les sortira d’un milieu où ils cumulent les obstacles.
Contrairement à d’autres pays européens où les paris sportifs étrangers sont interdits, tout est autorisé en France depuis 2010. Grosse illusion, grosse perte, grosse dépression.
Citation de mon daron : « Les jeux d’argent ? La meilleure façon de gagner, c’est de ne pas y jouer ! » Gros Respect.

La loi de la jungle
La loi de la jungle, vous connaissez ? Un pays en guerre ? Un concours de beauté ? Une compétition de natation ? Non, une piste cyclable dans le centre de Paris. Je vais tenter de vous décrire l'ambiance.
Je roule tranquillement, sur une piste cyclable donc, en tenant bien ma droite. Tout à coup déboule comme un guerrier au plus fort de la bataille, plus rapide que l’éclair sur son fier destrier, un individu hurlant, sans doute pour intimider l’ennemi.
L’ennemi étant le piéton qui est engagé sur le passage du même nom, mais qui ne s’est pas rangé à temps. « On dégage, on dégage », hurle le guerrier ! Sitôt dit, sitôt fait, le malheureux piéton s’incline devant cette force sauvage et… dégage.
Cet incident me fait légèrement dévier de ma ligne droite et me décaler sur ma gauche. Au moment où je rentre dans le rang, une trottinette électrique lancée elle aussi à vive allure me double sur ma droite, tandis qu’une autre, montée par deux jeunes hilares, arrive dans mon couloir et fonce sur moi. Prise entre ces deux bolides, j’échappe de peu à la catastrophe.
Quelque peu sonnée, je reprends mes esprits, habituée que je suis à l’agressivité et au manque d’égards pour les autres que semble générer notre belle capitale. À peine remise, j’entends une sirène de police.
La voiture se rapproche de plus en plus, si j’en crois la densité sonore de la sirène. Je continue mon petit bonhomme de chemin. La sirène est maintenant tout près de moi, le son semble stagner. Je me retourne, la voiture de police est en fait derrière moi, sur la piste cyclable. Elle me frôle puis continue son parcours tonitruant.
La sidération me cloue sur place. Je lis dans le regard des cyclistes qui ont assisté à la scène, la même sidération. Manifestement personne ne savait que les véhicules de police étaient autorisés à emprunter les pistes cyclables à double sens.
En tout cas, ma désillusion est grande, moi qui croyais en l’éthique du cycliste, un être civilisé, à l’écoute des autres, toujours prêt à s’arrêter pour laisser passer son prochain, porteur d’une infinie mansuétude et que je voyais aussi comme le sauveur de l’humanité polluante.
Je dois pourtant regarder la réalité en face même si cela me fait mal : à cheval, en voiture, en trottinette ou à vélo, l’être humain reste l’être humain. Ce n’est pas sa monture qui le définit.

La longue route de Petit nez cassé
Tout ça a commencé au printemps 2020, quand 17 éléphants d’Asie ont quitté, sans raison particulière, leur réserve de Mengyangzi, une région chinoise frontalière du Laos et de la Birmanie. Ils ont pris la direction du Nord.
À ce jour, ils ont parcouru plus de 600 km, mais depuis début juin, ils semblent avoir fait une pause près de Kunming, une mégalopole de 8 millions d’habitants dans la province du Yunnan. Sur les réseaux sociaux, ce sont des millions de Chinois qui se passionnent pour le périple de ces éléphants rebelles.
On pense au film Le Livre de la Jungle de Disney et à la chanson La Patrouille des éléphants qui réveille le jeune Mowgli, quand les pachydermes défilent au son de leurs trompes !
« — Une, deux, une...
La patrouille des éléphants
S’achemine pesamment
La trompe en avant, les oreilles au vent
Et circule militairement ! »
Les villes chinoises, de la taille de Kunming sont très bien équipées en caméra de vidéo surveillance. Depuis quelques semaines, les éléphants sont suivis 24 heures/24 par des drones qui scrutent les moindres détails de leurs comportements.
Des images vidéo du week-end dernier montraient les pachydermes se promenant dans les rues d’un quartier, laissant derrière eux des arbres arrachés et des portes de garage endommagées. Des poules écrasées aussi.
Tout ça fonctionne comme un feuilleton de télé-réalité avec rebondissements, drames et moments de calme avant une nouvelle péripétie. Ce qui fascine les Chinois, c’est que ces animaux qui avancent lentement, sont loin d’être paisibles. On les a vu traverser des villes, la nuit… séquence animaux fantômes. Mais le lendemain, ils saccageaient des champs de maïs. Et puis, ce fut l’épisode du réservoir d’eau vidé en quelques minutes. Depuis le début de leur “balade”, ils auraient occasionné pour plus de 800 000 euros de dégâts et détruit 56 hectares de cultures.
Le casting est parfait. Il y a le chef, le paresseux, celui qui ne fait rien comme les autres, le distrait, le chouchou. Les Chinois ont donné un surnom à la troupe, Petit nez cassé, car l’un des jeunes éléphants a perdu une section de sa trompe.
Les scientifiques ne savent pas vraiment pourquoi ces grands mammifères se sont mis en tête de marcher vers le Nord. Certains évoquent un problème de nourriture, les plantes qu’ils mangent au quotidien étant remplacées par des cultures non comestibles pour eux.
Pour les autorités chinoises, le gros souci, c’est que l’éléphant d’Asie est protégé, inscrit sur la liste rouge des espèces menacées. Il n’y a pas grand chose à faire, sinon installer des barrages de camions, pour peu à peu rediriger la bande de Petit nez cassé, vers le Sud. Quelque 600 policiers ont déjà été mobilisés, sauf que rien n’y fait. Le troupeau poursuit sa longue marche vers le Nord et les images sont toujours aussi incroyables.
La saison 1 ne fait que commencer !

Pass manga
En général, le samedi, ça ne désemplit pas de la journée. La Rubrique à Bulles est une librairie parisienne de bande dessinée où, depuis un an, il faut souvent patienter sur le trottoir avant de pouvoir entrer, consignes sanitaires obligent. Mais la semaine dernière, on a découvert une multitude de cartons, des dizaines, soigneusement empilés devant la devanture.
Alors, on a discuté avec le vendeur. « C’est de la folie ! Depuis fin mai, on n’a jamais vu ça ! Des jeunes arrivent à la boutique avec des sacs à dos pour venir chercher tous les livres qu’ils ont commandés. Tenez, le dernier en a acheté pour 168 €. »
Regard dubitatif qui trahit notre incompréhension. « Mais enfin, vous avez bien entendu parler du pass Culture mis en place par le gouvernement ? Le ministère leur a dit : “Hé les jeunes, vous pouvez acheter des livres à volonté !” Alors, ils achètent des mangas par cartons entiers. Sur les réseaux sociaux, c’est la grande éclate… pouvoir poster une photo dans sa chambre avec une pile de mangas. C’est à celui qui aura la plus haute. Le pass Culture, c’est devenu le pass Manga. »
Quand le gouvernement a testé la formule dans une dizaine de départements, tout le monde a bien remarqué l’engouement pour la BD japonaise, mais personne n’avait anticipé. La crainte, c’était le numérique et les jeux vidéo. Le pass limite donc à 100 € la possibilité d’acheter des jeux. « Oui, bien sûr, cela va les forcer à regarder la programmation des cinémas, des théâtres et pourquoi pas de l’opéra. Mais personne n’a vu arriver la déferlante manga. »
À croire que les politiques vivent sur une autre planète… « Le jeune qui n’a pas accès à la culture et qui va aller voir Pelléas et Mélisande à l’Opéra Bastille, vous y croyez, vous ? »
On savait depuis quarante ans que les mangas étaient particulièrement appréciés en France : l’effet Club Dorothée des années 1980 et l’animation japonaise, Goldorak, Albator, Ulysse 31… Il suffit de jeter un œil aux classements des meilleures ventes de livres pour constater que les BD nippones sont toujours très bien placées.
Les médias en parlent peu, mais posez la question à un ado, la liste des incontournables est longue : One Piece, de loin le plus vendu, Dragon Ball, My Hero Academia, Naruto & Boruto, SNK (L’Attaque des Titans), Stone Ocean, Death Note, Kingdom, Bleach, Demon Slayer… et le succès du moment, le phénomène The Promised Neverland.
Depuis quelques semaines, c’est une grande vague d’Hokusai qui s’abat sur les librairies de BD. Au point qu’elles n’ont plus de stock. « Aujourd’hui, je passe plus de temps à réceptionner et à vider des cartons qu’à faire mon métier de libraire. J’ai juste l’impression d’être devenu grossiste dans une plateforme numérique ! »

Tic, tac, toc, t’as plus le ticket !
C’est un petit morceau de carton que l’on a tous eu dans notre poche. Il va disparaître, à partir du printemps 2022. La fin d’une époque, la fin d’un geste, la fin d’un vrai symbole parisien. Histoire de préparer la venue de milliers de touristes pour les Jeux olympiques de 2024, la RATP annonce la disparition progressive du ticket de métro, au profit d’un titre de transport dématérialisé. D’abord, l’arrêt de la vente du carnet de dix tickets et à terme celle du ticket à l’unité.
Le ticket était apparu en juillet 1900 pour l’Exposition universelle, avec l’inauguration de la première ligne du Métropolitain, la ligne 1 qui traversait Paris porte de Vincennes-porte Maillot. Il s’en vendra 30 000 unités le premier jour.
À l’époque, il y avait trois tarifs et c’était déjà une histoire de couleurs. Rose pour la première classe, crème pour la deuxième classe et vert pour les allers et retours. Quelques années plus tard, le ticket prendra d’autres couleurs, havane pour la deuxième classe et vert pour la première.
Tout ça avec un poinçonneur en tête de quai qui venait faire un trou dans le petit morceau de carton. « J’suis l’poinçonneur des Lilas, un gars qu’on croise et qu’on n’regarde pas. » La chanson de Serge Gainsbourg fait alors rimer ticket de métro et Paris pour les touristes.
La fin des années 1960 est révolutionnaire : on colle une bande magnétique sur le carton. Le composteur automatique remplace l’homme qui faisait des trous, des petits trous, et bonjour les tourniquets.
En 1981, le ticket de la RATP relooké en jaune devient une star de la publicité avec la célèbre accroche « Tic tac toc, t’as le ticket chic, t’as le ticket choc ! » chantée par Richard Gotainer.
Dix années plus tard, la première classe disparaît. Trop peu de voyageurs. Et puis viendra le ticket vert jade, puis violet, bleu et enfin blanc tel qu’on le connaît, aujourd’hui.
« Quel est le prix d’un ticket de métro ? » Au moment des élections, les politiques auront toujours eu du mal à préciser le prix de ce marqueur de la vie quotidienne de millions de Franciliens.
Le métro parisien a battu tous les records de fréquentation en 2017 avec plus de 1,5 milliard de trajets effectués. Chaque année, c’est encore près de 550 millions de tickets qui sont vendus… et autant qui se retrouvent par terre à la sortie des stations.
Avec sa disparition, c’est nombre de petits gestes qu’il va falloir abandonner. Le ticket qui marquait la page d’un livre, qui faisait office de filtre à cigarette, qui servait à caler la table à la terrasse d’un café. Et le petit mot que l’on écrivait sur le ticket pour ne pas l’oublier !

Bullshit jobs
« Qu’est-ce que tu fais comme job, depuis que tu es sorti de Sciences Po ? » On a senti comme un malaise, quand Régis a essayé de nous expliquer dans une langue devenue immédiatement complexe, un mélange d’anglicismes et de langage marketo-commercial, son quotidien professionnel.
« Et tu n’arrives pas définir ton boulot plus simplement, en une phrase ? » Un grand silence s’installe, comme un grand vide… « Oui, tu as raison, c’est un bullshit job, un job à la con et je ne parviens toujours pas à expliquer ce que je fais, six mois après avoir été embauché dans cette boîte de web marketing. »
Régis poursuit : « T’es boulanger, tu fais quoi ? Du pain. T’es déménageur, tu fais quoi ? J’arrive le matin dans un appartement plein, je repars le soir, crevé, quand il est vide, c’est simple et concret… Sauf qu’aujourd’hui, je suis incapable de répondre à ta question. »
Ils ont entre 25 ans et 30 ans, ils sortent tous d’écoles prestigieuses, ils sont des milliers à ne pas pouvoir donner du sens à leur travail. Des réunions qui s’enchaînent où tout le monde pratique une novlangue d’initiés qui ne trompe personne. Ils sont business developer, full stack engineer, digital project manager, strategic planner, et ne comprennent pas toujours ce que l’on attend d’eux.
L’anthropologue américain David Graeber, le créateur du terme bullshit Job, en donnait cette définition, en 2018 : « C’est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »
Autrement dit : « J’arrive le matin, j’allume mon ordi, je réponds à une montagne de mails, je prépare des présentations PowerPoint, j’enchaîne les réunions. Le soir, j’éteins mon ordi avec l’impression de ne rien avoir fait de concret, sinon d’avoir compilé des données sur Excel. »
Logiquement, ça craque quand ces têtes bien faites comprennent que ça va durer toute leur vie. Et là, contrairement au burn-out de ceux qui sont débordés par un boulot bien réel, ces cadres flamboyants font ce que l’on appelle un bore-out, épuisés qu’ils sont par l’ennui et le sentiment d’absurdité qui les envahissent…
Alors pour ne pas sombrer, beaucoup vont faire le grand saut. Tout arrêter et tout remettre en question. Suivre une formation de caviste ou de pâtissier, partir autour du monde, ou encore travailler chez Emmaüs et se sentir enfin utile. Et toujours la quête de sens, le Graal !
Désormais, ils vont moins bien gagner leur vie, mais ils vont pouvoir répondre avec confiance à la question : « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? » Ces quelques mots, ça n’a pas de prix !

Ça dépasse les bornes
On a tous en tête la même image. Un jeune homme, à vélo avec un sac bleu vert dans le dos. Précisons l’image. Ce garçon peut même être en scooter, pour transporter son sac isotherme Deliveroo ou Uber Eats. Il faut dire que depuis les confinements, la livraison à domicile a explosé.
C’est l’exemple type de ce que l’on appelle l’économie de plateforme. « Je peux tout faire avec mon smartphone : travailler, acheter des vêtements, ou commander un repas et me faire livrer chez moi, via une application de service. »
Pour Deliveroo France, tout commence vraiment en 2015, avec 1 000 restaurants et la livraison à domicile. Le principe est simple, le restaurateur consent à verser une commission à la plateforme, et de son côté, le client paie un peu plus pour se faire livrer au pied de sa porte. Entre les deux, un coursier qui va vite devenir la variable d’ajustement, quand la concurrence des plateformes va monter en puissance. Et l’on oublie souvent un détail, « derrière le risotto de champignon livré à domicile, il y a un mec pour qui la vie est difficile. »
Car rapidement, les coursiers vont voir leur commission fondre comme neige au soleil. En quelques années, de 7 €, elle va chuter à moins de 3 €, fin juillet 2019. Aujourd’hui, les livreurs se battent pour obtenir un minimum de 5 €.
Pour s’en sortir, il leur faut multiplier les courses aux heures de pointe. Les vélos sont de plus en plus mis de côté au profit du scooter. Et l’on sous-traite de plus en plus. Quand le système ressemble à la jungle, ce sont les plus vulnérables que l’on va chercher. Des sans-papiers qui n’ont pas trop le choix et à qui on sous-loue un compte Deliveroo.
Aujourd’hui, la grande inconnue, c’est la sortie du troisième confinement : avec la réouverture des restaurants, le nombre des commandes livrées à domicile va-t-il chuter ? Combien de coursiers risquent de se retrouver sur la paille ? Pétitions, grèves : les livreurs demandent déjà, depuis un certain temps, à ce que leur statut de travailleur indépendant soit requalifié en contrat de salarié.
Sous ses faux airs de liberté, la net économie a de plus en plus d’impact négatif pour ses petites mains qui rendent nos vies plus confortables. « Le patron, tu ne l’as pas sur le dos comme dans les boîtes de l’ancien monde, mais tu l’as dans ta poche : c’est ton portable ! La plateforme sait tout de nous, notre trajet, notre vitesse de livraison, par où l’on passe, la notation du client, tout ! »
On estime qu’en 2025, plus d’un demi-milliard d’individus sur la planète vivront de tâches issues de plateformes en ligne. Au nom de la modernité, le patron a été remplacé par un algorithme. Bienvenue dans le nouveau monde !

« Je vous laisse, j’ai un vocal ! »
Cela fait déjà quelques mois qu’on se demandait pourquoi des jeunes gens utilisent leur smartphone dans la rue, en le tenant devant eux.
Et donc, l’autre matin, on a posé la question à une jeune femme qui s’approchait de l’arrêt de bus et qui venait de ranger son portable. « Pourquoi je le tiens comme ça ? Parce que j’enregistre un message vocal sur Snapchat, et qu’en marchant, c’est plus pratique que d’écrire un SMS. » Là, on s’est dit qu’on était encore passé à côté d’un truc…
Jusqu’à présent, la génération Z, les lycéens et les étudiants nés après 1998, utilisaient massivement les textos pour communiquer. Sauf qu’ils ont constaté que les adultes utilisaient de plus en plus, eux aussi, les SMS.
Et ça, le jeune, ça l’énerve toujours un peu d’avoir les mêmes supports de communication que les adultes et ses parents. C’est ce qui s’est passé avec Facebook : dès que les adultes se sont approprié ce réseau social, les plus jeunes sont partis ailleurs, sur Instagram, WhatsApp ou Snapchat. Il est nomade le jeune et il n’aime pas que l’adulte fasse comme lui.
Revenons à l’arrêt de bus. Plutôt que de taper un SMS, la jeune femme appuie sur le bouton du micro et elle envoie un message vocal. Alors bien évidemment, on se pose la question : pourquoi n’appelle-t-elle pas directement son interlocuteur, puisqu’il s’agit de parler ?
Parce que pour beaucoup, l’appel direct est trop intrusif. Ils préfèrent écouter un vocal en différé, quand ils le souhaitent. On ne parle même pas de laisser un message sur le répondeur qui n’est jamais consulté.
L’autre raison, c’est le contenu du SMS qui peut être ambigu, voire mal compris. Et en plus, quand tu te trompes dans l’écriture intuitive…
« On pense que le SMS, c’est plus rapide mais, en fait, quand on n’est pas assez clair, on doit refaire et ça prend trop de temps. »
« Et puis, tous les émojis qui te polluent tes messages, c’était juste plus possible ! »
« Et quand ma mère, pour un oui ou pour un non, m’envoie des SMS, elle y ajoute des pouces levés, des cœurs en pagaille… Ça me saoule, c’est pathétique ! »
« Avec un SMS, tu te caches derrière les mots. En vocal, tu ne peux pas tricher. L’émotion passe telle que. »
Conclusion de tout cela : le décalage entre les générations se niche vraiment dans les détails du quotidien. La fille de l’arrêt de bus nous interpelle : « Je vous laisse, j’ai un vocal ! »

Zoom-moi si tu peux !
Ça fait un an et on ne s’y fait pas. Pourtant, l’outil était vendu comme très convivial. « C’est tout comme au bureau. Tu arrives, tu attends dans la salle d’attente que quelqu’un te dise OK. Tu dis bonjour à tout le monde. Tu es devant ton écran et tu ne le quitteras qu’en fin de journée. » Ça devait être une formalité, ce travail à distance, sur Zoom, ce travail 2.0. Eh bien, non ! Le constat est terrible : Zoom, on ne s’y fait pas !
Alors, qu’est-ce qui coince ? Premier point, la logistique. Ça paraît toujours secondaire, mais c’est la base. On s’en est rendu compte au démarrage de la campagne de vaccination. On avait des doses, mais très peu de Français ont pu être vaccinés. Pour une raison simple : tout le monde s’est focalisé sur les vaccins, en oubliant l’approvisionnement d’aiguilles pour les seringues. On en a cruellement manqué en janvier.
Pour Zoom, c’est un peu pareil. L’outil est formidable. « Tu verras, c’est très simple. Tu as juste à télécharger l’application, tu reçois une invitation et tu cliques. » Une invitation ? Oui, aujourd’hui, à défaut de vous inviter au resto (toujours fermé), on vous « invite » à parler pendant deux heures de stratégie commerciale. Sauf que quand tu vis avec tes deux enfants dans un appart de taille modeste et que l’ordinateur portable se trouve dans la pièce principale, tu n’as pas la possibilité de t’isoler comme tu le fais au bureau. C’est juste « un peu plus compliqué sur un petit écran » ! « Le soir, je suis claqué, j’ai l’impression que ça demande beaucoup plus de concentration. »
Et puis, il a fallu du temps pour qu’on comprenne ce qui nous mettait mal à l’aise. En fait, se voir en permanence à l’écran comme si l’on travaillait face à un petit miroir, c’est très perturbant. « Quelle impression je donne, est-ce que je ne devrais pas aller chez le coiffeur ? »
Et puis ces portraits, ces petites images alignées, toutes pareilles. Un sentiment, vingt ans après, de retrouver le Loft de M6, la téléréalité avec son confessionnal. Une impression de surveillance, de soumission. Chacun parlant sagement l’un après l’autre, un dispositif incroyablement policé.
Alors pour venir torpiller tout ça, un artiste enseignant américain a mis au point Zoom Escaper, un générateur gratuit de sons parasites. De l’écho, des pleurs de bébé, du vent, des aboiements, des bruits de chantier, d’une chasse d’eau un peu trop bruyante…
« Euh, désolé, ma connexion n’est pas bonne ce matin, je vais devoir vous quitter. Je me reconnecte à 14 heures. »
Un autre petit grain de sable, une application pour perturber le contrôle de l’attention, c’est Mouse Jiggler qui imite l’activité en faisant bouger la souris… S’échapper le temps de faire une pause, on en a tous besoin !

« Nains de jardin : ouvrez les conteneurs ! »
Pas sûr que les experts, qui ont réponse à tout sur les plateaux des chaînes d’info, aient vu venir ce problème de pénurie. Au Royaume-Uni, les confinements successifs ont eu, comme conséquence, un développement sans précédent de l’activité dans les jardins.
Les Anglais se sont rués dans les jardineries et n’ont pas trouvé les décorations extérieures qu’ils aiment tant. Dans certains magasins, un produit est même en rupture de stock depuis des mois : le nain de jardin.
L’épisode du mois dernier, où un porte-conteneurs géant a bloqué le trafic de marchandises dans le canal de Suez, n’a rien arrangé. Les livraisons d’accessoires de jardin made in China ont été retardées de plusieurs semaines.
Depuis le XIXe siècle, les Britanniques adorent ces petits bonshommes joufflus que l’on place sur la pelouse fraîchement coupée. En Allemagne également, on compterait de 20 à 25 millions de nains de jardin. En plastique, en pierre ou en céramique. Depuis 1937 et “Blanche-Neige et les Sept Nains”, le premier long métrage d’animation des studios Disney, d’après le conte des frères Grimm, c’est un succès considérable en Europe, « Hé ho, hé ho, on rentre du boulot ! ». Sans oublier le film “Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain”, en 2001, où un nain de jardin volé voyageait mystérieusement autour du monde.
Il y a vingt-cinq ans, c’est en France, à Alençon que les nains avaient disparu. Des centaines de nains volé, la nuit, dans les jardins. La police enquêta et commença à prendre au sérieux ces disparitions. Et puis coup de théâtre, les nains sont retrouvés, regroupés tous ensemble en plein milieu d’une forêt voisine… avec des vivres pour pouvoir tenir quelque temps !
Le FLNJ, le Front de Libération des Nains de Jardin, revendique ces enlèvements. On découvre alors un commando de jeunes qui s’ennuient ferme. « Les nains, ça se cueillait comme des fleurs ! On s’est pris au jeu dès que les médias se sont intéressés à nous. »
De nombreux propriétaires de nains ont très mal vécu ces vols qui, d’une certaine façon, les stigmatisaient socialement. Le nain, c’est pour beaucoup le mauvais goût du modeste pavillon. Aujourd’hui, à Alençon, on protège les nains. « Depuis les vols, tous les soirs, on les rentre dans le garage et on les sort le matin. Nous, on en a une quinzaine. »
Avec la pandémie, certains ont trouvé dans le nain de jardin, une forme de réconfort et de protection. Un rayon de soleil au milieu de la morosité. Un nain apporterait bonheur et joie dans la famille qui l’accueille. Car on ne parle plus d’achat pour un nain, mais d’adoption !
Il est donc grand temps, pour nos amis britanniques, d’aller libérer les nains retenus dans les conteneurs.
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