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56, rue du Faubourg Poissonnière - 75010 Paris
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Pauses by Noise

Retrouvez-nous, un jeudi sur deux, pour une Pause by Noise.

Likes, cœurs et flammes

Likes, cœurs et flammes

Cela fait bien vingt minutes que l’on est arrivé dans la salle d’attente de ce médecin généraliste de la place Voltaire à Paris. Il a fallu un peu de temps pour qu’on remarque un détail, mais maintenant c’est évident. Plus personne ne lit les magazines posés sur la table basse.

C’était pourtant un rituel… “Bon, qu’est-ce que je vais prendre comme journal que je ne lis jamais ? Paris Match avec Johnny Hallyday en couverture, ou bien Le Point qui titre sur le yoga ?” Et c’en est terminé de cette époque, où la salle d’attente était un salon de lecture. On se souvient même avoir discrètement arraché une page pour la recette des beignets de fleurs de courgettes.

Nous sommes huit dans la pièce et tout le monde a les yeux rivés sur son smartphone. À jouer avec son index pour faire défiler le fil des réseaux sociaux. Et l’on observe discrètement la fille au pull rouge… ses doigts qui likent, qui envoient des cœurs. Et là, de se poser une question simple et de comprendre un truc qui cloche. Pourquoi on ne paye pas pour Facebook, Twitter, Snapchat, Google et tous ces services que l’on utilise à longueur de journée ? Pourquoi tout est gratuit ?

Parce que nous ne sommes pas des clients, nous sommes le produit. Ce sont nos yeux et notre attention qui sont marchandés sur ces plateformes. Plus ces géants du numérique nous gardent connectés et plus nous déposons des likes, des cœurs, des flammes. Le like, c’est l’ADN des réseaux sociaux, c’est ce qui nous raccroche à l’application. “Faut que je vérifie combien j’ai eu de likes, aujourd’hui ! Est-ce que ma punchline sur Twitter a recueilli des cœurs ?”

Nous passons un temps considérable à donner des informations sur nos goûts, nos envies, nos opinions. Et si l’on s’éloigne un peu trop longtemps, on se fait gentiment rappelé à l’ordre. Toutes ces données spontanées, toutes ces traces comportementales qu’on laisse permettent aux algorithmes de dresser des profils d’une extrême précision. Il suffit alors à Google, Facebook et consorts de revendre tout ça à de nombreux annonceurs pour que l’on reçoive des pubs très ciblées, qui nous enferment dans la répétition de nos habitudes. C’est ça, le vrai prix de la gratuité sur internet, être réduit à la régularité de nos comportements.

Nous ne sommes pas des clients, nous sommes le produit. Le médecin arrive au bout du couloir. “Bonsoir, c’est à qui ?” Pas de réaction. “C’est à qui ?” insiste-t-il. Une femme à l’écharpe à fleurs lève la tête. “Excusez moi docteur, j’étais en train de regarder mon compte Instagram, je me suis fait liker 12 fois le dessert à l’orange que j’ai posté ce midi, ça fait un bien fou.”

Du coup, c'est clair !

Du coup, c'est clair !

On ne l’a pas vu venir, mais rapidement, c’est devenu insupportable, comme un pivert qui te frappe le crâne. “Du coup” et là, du coup, du coup… ça a pris une place considérable.

Alors bien sûr que les tics de langage, cela a toujours existé, mais qu’est-ce qui s’est passé pour qu’aujourd’hui, au bureau, aux terrasses de café, à la radio ou à la télévision, cela prenne autant de place dans les discussions ?

On sent bien que ça agit pour retenir l’attention de l’autre… pour qu’il n’y ait pas de décrochage. On est tellement flippé à l’idée que l’autre ne soit pas attentif, qu’on n’arrête pas de l’attraper à coup de tics. “En fait, j’attendais Régis, et là tu vois, il était en retard. Du coup, j’ai encore attendu et du coup quand il est arrivé, t’as vu, j’étais en colère… voilà, c’est clair non ?”

C’est comme si on était en train d’expliquer un truc complexe et qu’il fallait articuler tout ça comme un prof de physique devant un tableau noir. Sauf que souvent, ce qu’on raconte est d’une banalité sans nom. Ça prend les apparences d’une articulation logique, sauf que souvent, il manque le deuxième élément.

“Du coup, j’avais faim, j’ai pris une banane, et là du coup, j’avais plus faim.” On structure la phrase qui devient tellement tendue du string, que le discours se retrouve saturé par la répétition. On en arrive à ne plus entendre que ça… le pivert qui frappe à coup de “du coup” !

Le truc, c’est que c’est vite contagieux. Et plus on remarque ces petits mots, plus on se chope le virus, et l’on se met à en mettre partout. La semaine passée, on participait à un jury et on fait remarquer avec diplomatie, à un étudiant que le “du coup” est vraiment trop fréquent dans sa démonstration orale, que cela en devient irritant, au point que l’on ne perçoit plus ce qu’il veut dire.

À la fin de la présentation, un membre du jury se penche vers nous : “Tu sais quoi ? J’ai compté pour être sûr, tu as dit quinze fois ‘C’est important !’ donc, fais gaffe, on est tous contaminés par les tics de langage. Et puis, tu sais, faut pas juger, on n’a pas le même âge… il y a comme un truc d’appartenanance derrière tout ça. Tu dis ‘du coup’, parce que tu l’as repéré chez les autres. C’est comme une façon de faire partie d’un groupe… le groupe des ‘Du coup’ !”

À la grande époque de “France Soir”, Pierre Lazareff, le directeur de la rédaction, avait punaisé sur le mur de son bureau cet avertissement : “Une phrase, c’est un sujet, un verbe, un complément. Pour les adjectifs, me prévenir. Au premier adverbe, vous êtes viré !” Un poil excessif, le Pierrot, mais c’est ce qu’il avait trouvé de mieux pour informer au plus juste, sans débordement d’effets de langage. Pour informer clairement. Du coup, c’est clair.

Murs rouges

Murs rouges

C’est Anne, ce matin, qui vient nous voir à la machine à café.
Tu sais quoi ? Mon appart, que je louais une semaine aux vacances, en Airbnb, eh bien, il est infesté de punaises de lit…

… Non mais, tu te rends compte ? Non seulement, je viens de me prendre deux avis super négatifs sur la plateforme, mais je ne peux pas partir en vacances en ce moment, et je ne sais pas comment me débarrasser de ces bestioles… Je me suis renseignée, il paraît que ce fléau gagne tous les quartiers parisiens ! Aujourd’hui, c’est des immeubles entiers qui sont infestés.

— Mais tu as loué ton appart à un éleveur de chiens ?

— Non, ça n’a rien à voir avec l’hygiène, c’est pas des cafards ! Mon appart, on pourrait le trouver dans “AD” ou “The World of Interiors”. Il est très design. J’ai regardé sur le forum de Airbnb, rubrique “punaises”… Et là, c’est le délire, des dizaines de témoignages de gens affolés qui ne savent pas quoi faire. Genre panique chez Airbnb qui constate que sur Paris, les gens louent moins. Le truc, c’est que personne n’en parle, c’est tabou. C’est comme si tu disais que chez toi, c’est un taudis.

— Airbnb, oui, bien sûr, c’est super, mais les gens n’arrêtent pas de bouger. Et donc, ils chopent des punaises à Madrid, les rapportent à Londres dans leurs bagages, avant de débouler chez toi près de la place de la République. C’est logique tout ça… La location des apparts à Paris ouvre la porte à tout ce qui vient de l’extérieur, du fric pour les propriétaires et des punaises pour les intérieurs. Airbnb, c’est des algorithmes et des mecs qui vivent dans le futur… Ils n’ont pas pensé aux insectes nuisibles.
Moi, ce que j’ai lu, c’est que ces fichues bestioles n’aiment pas trop le vert et le jaune… et qu’elles raffolent du rouge. J’ai un pote, il a fait ça : tu recouvres les murs de ta chambre en rouge, genre rouge passion, et là, tu poses du double face sur au moins un mètre de haut. Les punaises rappliquent et restent collées contre l’adhésif. Mais fais gaffe. Mon pote, il a scotché les punaises, mais il a aussi  retrouvé son chien, le poil collé contre le mur.
Après, l’autre solution, c’est de demander à ton locataire Airbnb qui arrive de New York de se déshabiller sur le palier, pour vérifier qu’il n’a pas de piqûres sur le corps. Et s’il est clean, tu lui dis que la chambre rouge, c’est pour qu’il s’éclate bien !

— Euh, j’avais pas vu les choses comme ça. J’imaginais plutôt un truc du genre bombe insecticide, moins sexe peut-être, non ?

Au moins trois doigts !

Au moins trois doigts !

C’est une maîtresse d’école qui racontait ça, l’autre soir autour d’un verre. “C’est limite la cata en classe, les enfants n’arrivent plus à écrire avec un stylo… Ils perdent patience, ils s’énervent et envoient tout balader.”

“Hé, Madame, c’est pas possible, j’ai mal au bras d’écrire si longtemps !” Faut dire qu’ils ont l’habitude des écrans qui répondent immédiatement. Et là, on leur demande de prendre le temps, de former des lettres.

“Et puis y’a pas que ça, c’est même une histoire de main, de doigt. Plus ça va, moins ils réalisent de trucs manuels qui demandent de la dextérité et du temps. Du coloriage, du pliage, du découpage… Faire un pompon avec du carton et de la laine, c’est toute une galère !”

La main, pour les gosses aujourd’hui, se résume à l’index. Sauf que pour écrire, il faut au moins utiliser trois doigts ! Et l’on a constaté que l’articulation de l’index des enfants évoluait, elle se plie dans l’autre sens que celui dont on a besoin pour tenir un crayon. Tenir un crayon devient compliqué.

Aux États-Unis, on en revient, du tout numérique où l’on écrivait uniquement au clavier (en 2016, c’étaient 45 États sur 50 qui donnaient la priorité au clavier). L’écriture manuelle refait surface dans les petites classes. Car écrire à la main permet de mieux mémoriser les lettres, les mots. Quand on écrit au clavier, on tape sur des touches, c’est toujours le même geste.

En 2007 déjà, Bill Gates et Steve Jobs débattaient du problème. Le fondateur de Microsoft défendait l’écriture manuscrite sur une tablette à l’aide d’un stylet, quand le gourou de Apple jugeait le stylet ringard et dépassé.

Pour qu’on comprenne bien la nuance, la maîtresse prend un exemple simple. “En écrivant à la main, même si on fait la même lettre, elle sera différente selon le mot. Si j’écris ‘en’ et ‘on’, le ‘n’, je ne le fais pas de la même manière, et ça crée une mémoire motrice, qui est réutilisée par notre cerveau, quand on doit identifier visuellement les lettres. Quand on apprend les lettres au clavier, on ne crée pas cette mémoire motrice. Ce qui est sûr c’est que l’écriture manuscrite peut rapidement disparaître, c’est peut-être la dernière génération d’enfants que je vois écrire en classe.”

Et la maîtresse de se retourner vers nous et de poser la question. “Et vous, au quotidien, vous écrivez beaucoup avec un crayon et un papier ? Vous envoyez des mails, vous utilisez votre smartphone… Ça fait combien de temps que vous n’avez pas écrit ?”

Je te google, tu me googles, nous nous googlons…

Je te google, tu me googles, nous nous googlons…

C’était un matin de septembre, à la radio, un anniversaire que l’on n’a pas vu venir… et oui, Google a 20 ans.

Au départ il s’agissait de se repérer au milieu du réseau naissant. « Non mais, je fais comment pour trouver une information au milieu de tout ce bordel ? ». Deux étudiants de l’université de Stanford aux États-Unis, Sergueï Brin et Larry Page vont partir de la littérature scientifique où un article est valorisé proportionnellement au nombre de publications qui le citent.

En quelques mois, ils développent un algorithme qui pointe les liens. Pendant 10 ans, Google sera un moteur de recherche rapide, astucieux et efficace, mais sans plus. Comme Yahoo, Lycos, Altavista, GoTo ou Excite.
En 1998, on est à 10 000 requêtes par jours. Août 1999, on passe la barre des 3 millions de requêtes/jour… 20 ans plus tard, en 2018, c’est 3,3 milliards de requêtes/jour.

La vraie bascule a lieu en 2001. L’idée géniale des deux créateurs de Google, qui va faire la différence avec les autres moteurs de recherche qui placardent des grandes bannières publicitaires en tête de site… c’est de vendre l’insertion de petites publicités au format texte, dont le contenu est directement lié à la recherche de l’internaute. C’est plus rapide à charger, le design est plus neutre donc ça ressemble à quelque chose de plus objectif. Et là, en quelques mois, les résultats financiers de Google écrasent la concurrence. Méthodiquement, le rouleau compresseur va étendre son terrain d’action.

2001, quelques jours après le 11 septembre, c’est la sortie de Google News, l’information en ligne. Et là, panique dans les supports presse où le vent du boulet commence à se faire sentir fortement.

À marche forcée, Google avance.
En 2004, c’est Google Book Search qui archive des millions de livres, rendus ainsi accessibles au public. Le droit d’auteur est balayé. La même année c’est Gmail puis le rachat de Earth Viewer renommé un an plus tard Google Earth. En 2005, c’est la mise à disposition de Google Maps et la démocratisation du GPS qui l’accompagne. En 2006, c’est au tour de la musique et du cinéma, de trembler avec le rachat de Youtube. En 2008, c’est Chrome qui marche sur les platebandes d’Explorer (Microsoft) et Safari (Apple). Enfin, en 2011 c’est Google Drive.

20 ans plus tard, l’empire effraie jusqu’aux gouvernements. C’est une entreprise dont la capitalisation frôle les 750 milliards… c’est colossal.
C’est plus que le PIB de la Belgique ou de l’Afrique du Sud. C’est plus de 90% de part de marché. C’est tellement énorme, que c’est devenu un geste familier, banal, de tout « googler ».

C’est devenu un verbe. Une réponse à tout, ou plutôt plusieurs millions de réponses en 0,38 seconde. En 20 ans, Google a réussi à ce que chacun intègre cette fonction. Au point que l’on questionne Google avant même de poser la question à ses parents, à ses amis.
Requête : « C’est normal d’être stressé le lundi matin ? » 8 920 000 résultats (0,52 secondes).

"Va dehors, tu verras loin !"

"Va dehors, tu verras loin !"

“Tu discutes pas, tu vas dehors… J’ai pas envie que tu deviennes myope. Allez, va prendre l’air !” On tombe là-dessus par hasard. La myopie, c’est une personne sur trois en Europe et près de la moitié des 25-30 ans qui en sont atteints.

Et c’est bizarrement deux fois plus que dans les années 1970. Alors on se dit : “Mais qu’est-ce qui s’est passé en cinquante ans pour que les mômes deviennent tous flous ?”

On a, bien évidemment, fait reporter la faute sur les écrans d’ordinateur et les jeux vidéo. “Bon là, faut vraiment arrêter de jouer à Pokémon, tu poses ta DS et tu prends un livre… Comment ? Non, pas un manga !”

Sauf qu’aucune étude scientifique n’a jamais démontré la relation de cause à effet. Alors, c’est quoi ? En fin de compte, ça serait beaucoup plus simple que ça… La myopie serait liée à notre exposition à la lumière naturelle.

La lumière agit sur la diffusion de dopamine qui a un impact direct sur la croissance de l’œil. La myopie, c’est un œil qui se développe trop. La diffusion de dopamine permettrait justement de limiter la croissance du globe oculaire.

Depuis cinquante ans, notre façon de vivre a évolué. Les enfants et les adolescents restent plus facilement à l’intérieur des appartements, ils pratiquent moins de loisirs dehors et sont donc moins exposés à la lumière.

Un autre élément est à prendre en compte dans le développement de la myopie : le fait qu’à l’extérieur, les enfants concentrent leur regard sur des objets plus éloignés qu’à l’intérieur. En focalisant des distances différentes, l’œil n’arrête pas de faire une gymnastique de mise au point qui limite, là encore, la myopie.

Et l’on revient quand même aux écrans d’ordinateur ou de jeux vidéo, où l’œil est très proche de ce qu’il regarde. En jouant ou en passant plus de temps à l’extérieur, l’enfant reçoit plus de lumière et fait travailler en permanence ses yeux.

Autre conséquence de la vision rapprochée, l’enfant qui lit trois livres par semaine a plus de chances de développer une myopie que celui qui tape dans un ballon pendant des heures, en rentrant de l’école. Ou alors, il faut lire dehors et pas allongé sur son lit !

“C’est vrai ça, t’as déjà vu un joueur de foot avec des lunettes ? Eh non ! Pas de lecture de près (ni de loin). Ni Flaubert ni Musso. Du matin au soir à l’extérieur, le footeux court après un ballon qui rebondit comme une puce d’eau. L’oeil travaille autant que les cuisses. Tout ça en se gavant de bonne lumière du jour. Résultat, pas de myopes sur les terrains de foot.”

Chacun sa petite histoire

Chacun sa petite histoire

La grosse claque, quand on découvre ce week-end, dans la vitrine du bouquiniste de la rue Oberkampf, un disque que l’on n’avait pas revu depuis 1981 ! “Remain in Light” des Talking Heads.

Plus de trente-cinq ans après, on reste scotché, médusé, là, sur le trottoir. Alors bien sûr, on entre et on prend le disque à pleines mains. On le retourne, on le sort de sa pochette, vieux réflexe de l’époque où l’on regardait toujours la qualité du vinyle.

Et là, bien évidemment que l’on va l’acheter. À 8 euros, il n’y a pas à hésiter. On ne pense même pas qu’on n’a plus rien comme matériel pour l’écouter. Plus de platine disque, d’ampli ni d’enceinte.

On avait adoré, complètement adoré ce disque ! Faut dire qu’à vingt ans, quand tu es aux Beaux-Arts et que tu achètes un disque qui explose tous tes sens… C’est largement plus excitant qu’une Rolex à 50 ans. Là, c’était le monde qui s’ouvrait, genre Moïse dans les Dix Commandements.

Une putain de pochette. Incroyable d’imaginer ça en 1981, ces quatre visages rouges bidouillés numériquement comme des masques. On apprendra plus tard, bien plus tard, que c’était le graphiste américain Tibor Kalman qui avait créé la pochette.

Et puis la musique. Des rythmes africains funky, un mélange de styles dans tous les sens et de l’invitation à bouger. Ça se prend pas au sérieux et pourtant c’est super bien calé. Brian Eno aux commandes. On avait l’impression de voir le monde autrement. De découvrir…

Alors oui, bien évidemment qu’on achète le disque. On rentre chez soi et on se précipite sur YouTube pour écouter “Remain in Light”… faut bien l’écouter quand même. Et là, on se dit que c’est quand même étrange ce besoin que l’on à partir d’un certain âge de retrouver, d’acheter ce qui a bercé notre jeunesse.

On l’avait senti venir vers la quarantaine. C’était il y a plus de dix ans, en regardant “State of Play”, une série britannique diffusée par BBC One. Une scène en particulier. La femme d’un politicien britannique interpelle un journaliste après avoir regardé sa bibliothèque de CD. “C’est étonnant : passé un certain âge, on ne retrouve que des compilations sur les étagères. c’est comme si les mecs ne voulaient pas prendre de risques après 40 ans.”

Passé 40 ans, on a tous plus ou moins le sentiment que notre petite histoire, unique, personnelle, n’est faite que de souvenirs. Des centaines, des milliers de petites choses qui vont mourir avec nous. Que l’on ne peut pas préserver.

Alors, on va commencer à retrouver des éléments de cette petite histoire. Un meuble, une lampe, un livre, un disque. Comme si l’on reconstruisait ce qui pourrait ressembler à un mini-musée personnel. Pour que la petite histoire raccroche à la Grande !

Pour écouter l'album “Remain in Light”, c'est ici

Des branches dans le ciel

Des branches dans le ciel

Pause de l’été. Où l’on recherche de l’ombre pour s’allonger sous un arbre. Et l’on ne va pas faire plus que ça. On va se contenter de la lumière filtrée par le feuillage d’un tilleul.

S’allonger dans l’herbe. On ne pense à rien d’autre et on regarde les branches, les feuilles au-dessus de soi. Le tronc de l’arbre, les branches. Et là, aller savoir pourquoi, une idée revient, un truc lu entre la “Vierge aux rochers” et le “Saint Jean-Baptiste” et son doigt d’honneur.

Une anecdote à propos de Léonard de Vinci. Pas le vautour que Freud a cru entrevoir, à propos de “La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne”. Trop connu le coup de la fellation subliminale… Non, un truc simple mais que personne n’avait remarqué avant Léonard et que l’on n’a pas su expliquer depuis.

Juste là, étendu dans l’herbe, sous un arbre. Et là, comme Léonard à la Renaissance, on regarde le tronc et les branches. Juste ça… Et tu remarques un détail… un arbre pousse presque toujours de la même façon… et presque toujours, l’épaisseur totale des branches à une hauteur donnée est égale à l’épaisseur du tronc. C’est tout !

C’est pas compliqué, mais ça nous bluffe. Des millions de gens ont vécu dans les forêts, au milieu des arbres et il fallut qu’un peintre, un artiste, un penseur, un ingénieur avant la lettre, s’allonge sous un arbre, pour voir ce que personne n’avait vu.

En quelques minutes, Léonard va établir une règle qui deviendra quasi mathématique et qui annonce les fractales de Mandelbrot. Lorsque le tronc d’un arbre se divise en deux branches, la section totale de ces branches secondaires sera égale à la section transversale du tronc. Si ces deux branches se divisent à leur tour en deux branches, la zone des sections des quatre branches supplémentaires sera égale à la superficie de la section transversale du tronc. Et ainsi de suite, un enchaînement sans fin. Et ça nous emmène dans des abîmes de feuillage.

On est toujours allongé et l’on se dit que c’est incroyable, la nature. Et rien que d’y penser, ça va nous occuper tout l’été. Maintenant on va fermer les yeux et entamer une sieste réparatrice… on verra plus tard pour une deuxième idée fulgurante. Là, allongé sous le tilleul, on se dit que l’on est vraiment bien.

Le retour des Treets

Le retour des Treets

“Ça fond dans la bouche, pas dans la main.” On avait un vague souvenir d’avoir entendu cette pub à la fin des années 1970. Et puis plus rien. Un beau jour de 1986, on n’a plus trouvé de Treets dans les présentoirs. Sans trop savoir pourquoi.

Nés en 1955, les célèbres Treets, c’étaient trois composantes terriblement efficaces. Des cacahuètes enrobées de chocolat, un paquet jaune, et un slogan. À l’époque de leur disparition, on avait parlé du propriétaire de la marque, l’Américain Mars, qui ne souhaitait pas faire d’ombre à son produit phare M&M’s. Il avait donc enterré les Treets. Au point que l’an passé, il n’a pas renouvelé ses droits de propriété et la marque est tombée dans le domaine public.

Et là, ni une, ni deux, Lutti, le numéro 2 de la confiserie en France après Haribo, s’est engouffré dans la brèche pour racheter le nom et relancer les Treets en Europe. Trente ans après, tout est pareil : même logo, même produit, seul l’emballage est passé du jaune à l’orange, comme les TGV des années 1980. Une façon de s’éloigner du paquet de M&M’s et de ne pas être en concurrence frontale.

Changement d’époque. Le bonbon est devenu “responsable”, le paquet “recyclable” et le cacao, bien évidemment, issu du commerce équitable. Des mots qui sont devenus les mantras de notre temps.

Trente ans, c’est le temps nécessaire pour que la nostalgie joue à plein. Il faut que ça titille celui qui ado, volait un paquet au comptoir de la boulangerie. Car le consommateur visé est plus âgé que celui qui picore des M&M’s, plus âgé que la génération des écrans.

Lutti remet sur le marché un produit identique à un autre. Treets, c’est la même chose que M&M’s. Sauf que pour les nostalgiques, c’est pas du tout pareil. “Moi, le souvenir que j’en ai, c’est que les Treets, ils étaient plus gros. La cacahuète, oui, elle était plus grosse… et puis quand même, c’était pas le même goût, les Treets, ça sentait plus le chocolat.”

Les Treets, c’est le goût des années 1980 : Al Pacino dézinguant à tout va dans “Scarface”, le tube “Tainted Love” de Soft Cell, le goût du Chamonix orange ultra sucré, les premières disquettes souples 5,25 pouces de 360 ko… quand tu stockais l’équivalent d’un timbre poste sur ton PC, le Walkman de Sony… quand t’écoutais “Purple Rain” de Prince… en mangeant des Treets.

C’est un peu comme si l’on avait retrouvé les moules de fabrication des Treets et que l’on relançait la chaîne de production. “Allez les p’tits gars, on va s’y remettre, on va les sortir ces putains de bonbons que la génération smartphone n’a jamais fait fondre dans sa bouche. Et si vous bossez bien, avant le déjeuner, promis, vous aurez droit à un verre de Tang !”

Le silence de Birkenau

Le silence de Birkenau

On se souvient du ton solennel d’André Malraux devant le catafalque noir dressé sur les marches du Panthéon. “Entre ici, Jean Moulin, une armée d’ombres t’accompagne… ”

On se souvient de mai 1981, un homme qui remonte la rue Soufflot, une rose à la main. L’espoir d’avoir 20 ans. La joie de voir la gauche au pouvoir. Et puis récemment, c’était quatre grands portraits de résistants accrochés aux colonnes. Quatre portraits dessinés par Ernest Pignon-Ernest.

Ce dimanche 1er juillet, c’est Simone Veil accompagnée de son mari Antoine qui entre au Panthéon. Neuf heures, il fait très beau ce matin dans les rues de Paris. La veille, les cris de joie ont accompagné l’équipe de France se surpassant en battant l’Argentine de Messi.

On arrive à l’entrée de la tribune des invités de la rue Cujas. Contrôle, fouille des sacs. Devant nous, “madame, vous n’avez pas d’invitation officielle” ! La femme âgée relève sa manche et montre le matricule tatoué sur son bras. “Ça va, ça ?” “Entrez Madame, désolé !”

Les personnalités arrivent. Les deux tribunes se remplissent. Il est 11 heures, la cérémonie commence. Et l’on entend la voix de Simone Veil. “Le Kadish sera dit sur ma tombe !” C’est le début de la remontée des deux cercueils vers le Panthéon. Remontée dans le temps. Les étapes importantes de la vie d’une femme qui aura été un acteur de l’histoire du XXe siècle.

La monté du fascisme, la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration… Simone Veil voulait travailler, être engagée. Elle deviendra magistrate, première femme magistrate. Première femme à être nommée secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature. Première femme ministre d’État et ce à la Santé. Elle présentera à l’Assemblée nationale la loi sur l’interruption volontaire de grossesse qui dépénalise l’avortement. Cette loi entrée en vigueur le 19 janvier 1975 porte, depuis, son nom.

Députée européenne. Première présidente du Parlement européen. Première femme membre du Conseil constitutionnel. En 2010, un sondage Ifop la présentait comme la “femme préférée des Français”.

Les deux cercueils sont déposés devant l’entrée du Panthéon. Emmanuel Macron est en tribune, il va prononcer un discours dense et émouvant. Une Marseillaise clôturera les mots du président, avec une anecdote bouclant sur l’histoire de la déportation de Simone Veil.

“Aujourd’hui, la France vous offre un autre chant, celui dont les prisonnières de Ravensbrück avaient brodé les premières paroles sur des ceintures de papier ; et qu’elles chantèrent le 14 juillet 1944 devant les S.S médusés. Ce chant que les déportés, chacun dans leur langue, entonnaient lorsque leur camp était enfin libéré, car ils le connaissaient tous par coeur. […]. Qu’il soit aujourd’hui, Madame, le chant de notre gratitude et de la reconnaissance de la nation que vous avez tant servie et qui vous a tant aimée. Ce chant, c’est la Marseillaise.”

Et puis, un moment inoubliable, d’une simplicité et d’une intensité incroyable. Une minute de silence du camp de Birkenau, là où fut internée Simone Veil en 1944-1945. Le 17 juin dernier, on a enregistré ce son, à 5 heures du matin. On y entend des insectes, on y entend le chant des oiseaux à l’aube. Le silence.

Roth, pas lu !

Roth, pas lu !

Plus de deux semaines après sa mort, Philip Roth est encore très présent dans les médias. Un hors série du “Monde”, qui le jour de sa disparition avait titré “Mort d’un géant”. “Le Un” qui consacre un numéro spécial. Mais il faut bien l’avouer : on n’a jamais rien lu de cet auteur américain, considéré comme l’un des monuments de la littérature contemporaine.

“Bon, donc on fait quoi quand on n’a rien lu de Roth ?” Oui, on passe pour une buse… et on fait profil bas, en mesurant l’abîme d’avoir fait l’impasse sur une légende vivante. Car lorsqu’on est cultivé, la question ne se pose même pas. Sauf que l’on ne vient pas de ce milieu, où la culture prend beaucoup de place… On vient d’un milieu, où il n’y avait pas de livres. Les livres sont venus plus tard.

On a commencé à lire, avec en tête cette blague de gosse : “Tu fais comment pour manger un éléphant ? Eh bien, tu le manges morceau par morceau.” Donc on lit tranquillement, livre après livre… sans se soucier de savoir si au bout du compte on aura lu tous les auteurs incontournables.

“Mais on doit obligatoirement parler d’un livre qu’on a lu… ou pas lu ?” Alors ça se fait, ça se fait même beaucoup… on lit aussi pour ça. Pour parler de ce que l’on a lu ! On lit pour poser des repères. Comme sur un plateau de jeu, on place ses références. Flaubert, Céline, Balzac, Hemingway… un peu comme une carte de visite ou un CV. L’intérêt des repères, c’est que tu passes facilement d’un auteur à l’autre, sans laisser de prise à la personne avec qui tu discutes.

Important, le contournement ! Car lorsqu’on n’a pas lu un livre, la personne avec laquelle on parle… ne l’a peut-être pas lu non plus ! Et c’est là où tu chausses des skis pour gentiment glisser vers Houellebecq ou Despentes que tu connais mieux.

Une star littéraire qui meurt, c’est des milliers de gens qui rentrent dans une librairie pour acheter ses romans.
— Il vous reste des livres de Philip Roth ?
— Non, désolé, mais là, depuis ce matin, depuis l’annonce de sa mort, c’est incroyable, j’ai tout vendu !

Donc, le mec, il est mort, et là on se dit, impatient : “Il faut que je lise aujourd’hui un de ses bouquins”, alors que la veille on n’y aurait même pas pensé. Et de redescendre sur Terre : “Hé mec, c’est Philip Roth qui est mort, c’est pas ses bouquins qu’on a détruits. Reste cool, continue comme avant, lis tranquillement les auteurs que tu aimes. Personne ne t’en voudra, si t’as pas lu Roth.”

Mais là, depuis quelques jours, on le sent bien Philip Roth, on va commencer par une nouvelle de “Goodbye, Columbus” : une jeune fille juive qui perd son stérilet dans une piscine publique.

Le métro, le matin…

Le métro, le matin…

Le métro, le matin. Suivant les lignes, suivant les heures, c’est peut-être là que l’on sent le mieux ce qui se passe dans la société. On est assis ou debout, très prêt des autres voyageurs. Trop prêt souvent.

On entend des conversations, on voit les écrans de portable… on laisse traîner ses yeux et ses oreilles. Ou plutôt, il faut bien l’avouer, on est terriblement attiré par l’intimité de l’autre. On est terriblement curieux de ces dialogues humains attrapés au hasard. Faut croire que c’est comme ça. Il y a tellement de monde, que l’on arrive à s’imaginer invisible. La fille blonde, là, juste là, qui sourit en lisant un texto…

Il y a onze ans, Riad Sattouf commençait à dessiner une chronique hebdomadaire dans “Charlie Hebdo”. “La Vie secrète des jeunes”, c’est aujourd’hui, trois albums. Des tranches de vie d’une époque que nous voyons passer, sans vraiment la regarder. Un regard précis, cynique, dérangeant. S’asseoir à la terrasse d’un café et observer. Écouter un couple dans le métro, en train de s’insulter. Ça passe sous nos yeux, Sattouf l’attrape.

Intéressant le métro, car tellement caractéristique des différentes catégories sociales. Il y a ceux que l’on voit, qui tous les matins partent à la même heure, que l’on repère rapidement, et ceux qui s’y sont installés car ils n’ont pas d’autres lieux où aller. Ceux qui interpellent pour demander une pièce, un Ticket Restau… un sourire. Et puis ceux que l’on ne voit jamais, parce que pour eux, le métro est trop populaire, trop dangereux, trop sale.

Les saynètes dessinées par Riad Sattouf, on les a toutes côtoyées un jour. Et c’est peut-être ce qui nous met mal à l’aise : on se rend compte de ce que l’on n’a pas vu. Des moments de banalité extrême, mais qui en racontent beaucoup sur les obsessions du quotidien.

Particularité du style Sattouf : il retranscrit le langage du métro, du bus de la terrasse de café, comme s’il s’agissait de textos. Et ça sonne juste, car c’est ce que l’on perçoit. Les gens, les jeunes parlent comme ils tapent sur leur smartphone. “Oui, T’Sé quoi, j’vé…, atend, T’Sé quoi, j’vé passer.”

Le métro, le matin, c’est souvent l’occasion de découvrir que la normalité du silence ambiant dévoile des petits grains de sable visuels. Là, le mec à côté ? C’est normal, cette patte d’ours en peluche orange qui sort de son blouson ?

Et l’on entend Jean-Claude Van Damme sur la ligne 9 du métro parisien : “Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a quatre personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales… c’est pas bon !”

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