
Pauses by Noise
Retrouvez-nous le jeudi, pour une Pause by Noise.

Un avion sur le ventre !
Ça s’est passé à New York, il y a dix ans, le 15 janvier 2009. Ce jour là, Janis Krums, un Américain de 23 ans, avait pris le ferry quand soudainement, devant lui, un Airbus A320 amerrit en urgence sur le fleuve Hudson, qui borde Manhattan à l’ouest.
Quelques minutes après avoir décollé de l’aéroport de LaGuardia dans le Qeens, l’avion du vol 1549 US Airways avait percuté des oiseaux qui avaient endommagé les réacteurs l’obligeant à se poser en catastrophe. Janis avait sous les yeux un truc incroyable qui ne s’était jamais produit. Aucun pilote de l’aviation civile n’avait réussi à faire « atterrir » un gros porteur sur un fleuve. Un exploit, 155 passagers sains et saufs. Tellement incroyable que Clint Eastwood en fera même un film avec Tom Hanks, « Sully », en 2016.
Et va savoir pourquoi, ce jour-là, Janis a eu un geste reflex qui n’était pas si courant à l’époque : sortir son iPhone, prendre une photo et… envoyer l’image accompagnée d’un commentaire de moins de 140 signes sur Twitter, qui n’a alors que deux ans et demi d’existence et ne compte qu’un bon million d’utilisateurs. « Il y a un avion sur l’Hudson. Je suis dans le ferry qui va récupérer les passagers. C’est dingue ! »
Oui, c’est dingue, mais ce que ne comprend pas Janis, c’est qu’à cet instant, quelque chose est en train de basculer, et ce quelque chose, c’est l’info quasi en direct. Car pour la première fois, un fait d’actualité ne sera pas rapporté par un média traditionnel, mais par un mec à bord d’un ferry qui vient de sortir son iPhone devant un avion posé sur l’eau.
Et rapidement, malgré le faible nombre d’abonnés, Janis sera repéré et interviewé sur plusieurs grandes chaînes d’info en continu. Et c’est l’aventure Twitter qui se propage comme une traînée de poudre.
« Soudain, le monde a commencé à nous prêter attention, parce qu’on était la source d’une info – et ce n’était pas nous –, c’était l’utilisateur sur le ferry, ce qui est encore plus incroyable ! » C’est Biz Stone, l’un des fondateurs de Twitter, qui le raconte. « Ce moment a tout changé. »
Et le monde découvrait le « citoyen journaliste », celui qui sort son smartphone plus vite que son ombre et qui tweete allègrement sur ce qui se passe dans la rue, là sous ses yeux.
Ce sont des millions d’informations « citoyennes » qui sont aujourd’hui postées au quotidien, au milieu d’insultes en cascade, de messages haineux et de campagnes de harcèlement… sans que l’on arrive nécessairement à discerner l’info, la vraie, de la fake news, la grosse intox qui se propage.
On a entendu reparlé de Janis Krums au moment de l’arrestation de DSK, en 2011. D’un complot sur Twitter… mais Janis a démenti. Non, il n’a rien à voir avec ça. Lui, ce qui le fascine ce sont les gros avions qui se posent sur le ventre et qui s’enfonce lentement dans l’eau.

Millions / Milliards
On se dit que c’est le matin et que l’on est sans doute encore endormi de la nuit qui a été courte. 7 h 30, les infos à la radio…
On ouvre le frigo pour prendre de la confiture, ou… non, plutôt du beurre ce matin sur les tartines. Et déjà une cascade de chiffres qui tombent comme les corn-flakes dans le bol de lait. Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, est très clair (c’est fou, tous ces responsables politiques qui expliquent à longueur d’interview, qu’ils vont parler clairement, en toute transparence) : il faut lutter contre tous ces gens qui profitent du système, les chômeurs !
Oui, Monsieur, il faut le dire clairement, il faut un contrôle journalier. Oui, Monsieur, journalier. On ne peut plus se contenter d’un approximatif contrôle mensuel. Fini, le laxisme. Car les chiffres parlent d’eux-mêmes… la fraude aux allocations chômage, c’est 58 millions d’euros, l’an passé.
C’est énorme, insupportable, inacceptable. Et là, ce matin, alors que l’on a pris du beurre et pas de la confiture, on se dit que oui, sans doute, c’est beaucoup d’argent tout ça. Oui, trop !
Et puis, encore des chiffres. Cette fois ci, ce sont les paradis fiscaux, le blanchiment illégal des bénéfices d’entreprise. La fraude fiscale. Sur une année en France, c’est 80 milliards d'euros.
Oui bien sûr, là aussi, c’est beaucoup. Ça paraît même plus… Sauf que ce matin, on n’est pas sûr, on a du mal à juger de combien un milliard est plus grand qu’un million. Millions d’euros Milliards d’euros/, des chiffres avec des zéros, des sommes que très peu de personnes sur cette planète arrivent à évaluer avec justesse.
Alors plutôt que de parler d’argent et de très grosses sommes, on va convertir tout ça, en secondes et en temps. C’est plus simple, le temps à l’échelle humaine.
1 million de secondes, c’est un peu plus de 11 jours.
1 milliard de secondes, c’est quasi 32 années.
Et là, immédiatement, on se dit que ce n’est pas qu’une histoire de zéro, que la fraude aux allocations chômage, cela n’a rien à voir avec le gouffre de la fraude fiscale. Et que s’il y a un effort à faire pour récupérer de l’argent, c’est du côté des paradis fiscaux qu’il faut aller voir, plutôt qu’à la sortie de Pôle Emploi.
On a bien fait de prendre du beurre ce matin, la confiture de mirabelles paraissait trop sucrée.

La douceur de la plage…
Le week-end, on arrive à la plage. Cela fait maintenant des années que l’on a plaisir à poser notre serviette sur le sable de Trouville. Pas très loin de la maison où Marguerite Duras venait écrire.
On enlève pantalon et chemise et en trente secondes, on est dans l’eau. On a laissé argent, clef, portable sous la serviette ou au fond des chaussures. L’eau est fraîche pour la Normandie. Et là, on se retourne vers l’étendue de sable et l’on se dit que la plage a une vertu incroyable. Dans un parc ou un jardin public, ça ne viendrait à l’idée de personne de laisser ses affaires sans avoir les yeux dessus.
Un exemple. Tu pique-niques au parc de la Villette, et tu te te dis qu’une petite bière te ferait le plus grand bien. Et là, à 100 mètres, il y a un kiosque qui en vend. Bien évidemment que tu vas tout emporter. Tu ne vas pas laisser ton portable ou tes clefs.
Sur la plage, tu pars vingt minutes, décontracté, sans inquiétude aucune. La plage, c’est comme passer une frontière, la frontière de la non agression, la frontière de la coolitude. C’est comme si tous les dangers, les agressions de la ville, tu les laissais à la limite de la plage, là où tu remets tes chaussures.
Peut-être aussi le sentiment que l’on est tous pareils, et qu’il n’y a rien à craindre des voisins de plage qui sont bienveillants. On est entre soi, on n’écoute pas les conversations, mais on regarde ce que lisent les gens, les accessoires de plage, les détails… et donc on se dit : “Mes affaires ne craignent rien !” Et puis, il y a suffisamment de monde pour considérer qu’il y a toujours quelqu’un pour jeter un œil. Pas même besoin de le demander.
Cela fait plus de vingt ans que l’on vient… Les seuls vols constatés, c’est, par exemple, un gamin de 8 ans qui prend le ballon d’un autre et qui l’embarque sans même s’en apercevoir.
La solution apaisante, c’est d’arriver sur la plage avec rien, ou juste quelques euros pour s’acheter une glace. Sans papiers, sans montre, sans portable, sans carte de crédit… Rien, oui, ça existe encore. Un maillot, une serviette…
Car ce qui est troublant sur la plage, c’est la douceur d’être dans un monde apparemment sans argent, où il n’y a quasi rien à acheter. Un miracle qui tiendrait du simulacre balnéaire, qui ne serait pas économique… C’est tellement loin de la start-up nation ! À part peut-être, là, un vendeur de chouchous ou de beignets au Nutella qui arrive avec sa clochette.

Chaussette orpheline
C’est sans doute un des grands mystères de l’époque contemporaine. Dans tous les pays où les gens sont chaussés et utilisent un lave-linge, on constate le même phénomène : le syndrome de la chaussette orpheline.
Semaine après semaine, ce syndrome désigné en anglais par Missing Sock Disorder Syndrome prend racine. Un dimanche matin, on ouvre la machine, et on ne peut que subir le manque. L’inexplicable : “Putain, mais c’est pas possible ! C’est quoi, cette chaussette toute seule au milieu du linge ? Je ne retrouve pas la deuxième !” Et c’est partout comme ça dans le monde.
Évidemment, des statisticiens se sont penchés sur la question. Et ce sont plus de quinze chaussettes qui disparaissent en moyenne par an et par famille. Rapporté sur une vie entière, ça fait quand même pas loin de mille chaussettes qui se volatilisent dans la nature.
Alors bien sûr qu’il faut en revenir à des trucs simples. Les chaussettes, quand on lance une lessive, c’est souvent ce qu’il y a de plus petit. On fait en moyenne deux ou trois lessives par semaine, ce qui en fait 130 par an.
Le risque de perte est réel, une chaussette toutes les dix lessives, on est dans les quotas supportables. OK pour la perte. Mais ce que personne n’accepte, c’est de ne pas savoir où passent les chaussettes.
Certains pervers ont imaginé que la chaussette pouvait se cacher dans le joint du hublot de la machine. Mais quand il n’y a pas de hublot ? On évoque alors des trous noirs, des triangles d’abîme, voire des univers parallèles où la chaussette tomberait entre les mains d’un chamane toungouse aux pratiques douteuses.
Il y a la chaussette bleue, chutant par mégarde derrière le radiateur. On n’avait plus de place sur le séchoir… mauvaise idée, chaussette perdue. Et puis, la chaussette blanche qui se retrouve enrôlée, à notre insu, dans une machine de couleurs foncées et qui devient gris-noir, séparée à jamais de l’autre. Il y a aussi la chaussette étendue à l’extérieur, sur un fil au fond du jardin et qui prise dans un coup de vent, va finir sa vie dans un fourré d’épines.
La solution la plus simple, c’est d’acheter exactement les mêmes chaussettes toutes grises, par paquet de 10… L’autre dimanche, on parlait de ce syndrome avec notre voisin qui court régulièrement près du canal Saint-Martin. “Moi, avec les chaussettes orphelines, je coupe le bout, je les retourne et je me fais des brassards pour mettre mon smartphone. C’est super pratique pour le footing et ça me permet d’écouter ma playlist.”
À l’Apple Store, le brassard pour iPhone X est à 39,95 €. On a demandé, ils n’ont pas de chaussettes ! Sûr que chez Apple, ils auraient résolu l’énigme du syndrome de la chaussette orpheline.

Tout près du bleu
“On est vraiment obligé de venir ?” À chaque fois, c’est la même histoire. Le week-end arrive et l’on se dit qu’il y a des dizaines d’expos en tous genres, et que c’est l’occasion de les découvrir avec les enfants.
Sauf que les enfants, le samedi, ça ne les tente guère de faire un tour des galeries d’art contemporain dans le Marais. “OK, alors on va à Beaubourg voir la collection permanente.” Gros soupir !
Tant que l’on est dans l’escalator extérieur tout va bien, on surplombe Paris, on repère les bâtiments. L’Opéra, le Sacré-Cœur, au loin le quartier de la Défense. Et puis on rentre dans les premières salles. Le cubisme, Dada, ça traîne la jambe. Gros silence.
Il faudra attendre les œuvres des années 1960 pour qu’Ulysse s’adresse à nous, les yeux au ciel. “Et tu peux me dire à quoi ça sert de faire des tableaux tout bleus ?” On est devant un grand format monochrome d’Yves Klein. Bleu, oui. Tout bleu. Rien que du bleu lumineux.
Alors bien sûr qu’on pourrait parler de l’époque, la publicité, Warhol, le pop art aux États-Unis, et puis en Europe, la publicité aussi, la société de consommation, les Nouveaux réalistes, les accumulations d’Arman, et donc Yves Klein et ses monochromes.
Mais l’on sent bien qu’on va les souler, les enfants. On sent bien que l’on essaye de se convaincre, de se rassurer en donnant du rationnel, du monsieur Télérama-qui- sait-tout. On va faire simple.
“Moi, ce que j’aime, c’est m’approcher… Tu vois, la toile est assez grande, suffisamment même pour que je puisse m’approcher et ne voir que du bleu, rien que du bleu. Et puis, si tu regardes bien, le pigment de bleu, il est tellement dense que mon œil, il ne s’arrête pas à la surface de la toile. Mon œil, il rentre dans le bleu.”
“Voilà, c’est tout, t’as remarqué, par rapport aux autres tableaux, celui-ci, il semble calme… comme si la couleur était silencieuse.”
“Un tableau de Klein, c’est à la fois de la peinture et autre chose. C’est du pigment dense et lumineux, et quelque chose que je ne peux pas attraper… Mon oeil et mon cerveau sont perdus. Ce n’est pas une image, c’est plutôt comme un souffle. En gros, il se passe quelque chose.”
Et là, Ulysse s’approche de la surface bleue. Il se retourne. “Moi, je crois que ce qui se passe, c’est que tout est bleu, et ça me plaît bien que tout est bleu !”

L’anémomélancolie
C’était à deux jours de l’armistice. Le 9 novembre 1918 mourait Guillaume Apollinaire. Le grand écrivain, l’immense poète.
On a tous “récité”, enfant, “Le pont Mirabeau”, la Seine qui coule, vienne la nuit sonne l’heure. Et puis les “Calligrammes”. “Bon, les enfants, on va faire comme Guillaume Apollinaire, on va écrire un poème et puis après, on fera un dessin avec les lettres… pareil que lui, “Il pleut”… et les phrases qui tombent comme la pluie.”
Nous, ce qui nous a toujours fascinés, c’est la résonnance des mots chez Apollinaire, le rebond, les associations. Le temps suspendu, lancinant et la douce musique de la mélancolie qui s’installe, simplement par le rythme et les sonorités. “Clotilde”, par exemple, écrit en 1913, et qui fait parti du recueil “Alcools”. C’est très court.
L’anémone et l’ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre l’amour et le dédain
Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres
Avec elles disparaîtra
Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu poursuives
Cette belle ombre que tu veux
Deux fleurs, l’anémone et l’ancolie. Et dés les premiers mots, on est embarqué dans une mise en résonance, et ça produit autre chose… on sent déjà que anémone et ancolie, sans avoir besoin de le préciser, appellent la mélancolie. L’anémomélancolie.
Et puis l’ombre, impalpable. Sombre. Et puis le poète se ressaisit : “Laisse ce jardin, passe, cette Clothilde a une ombre, belle, mais elle a aussi un corps…” Et là s’éloigne la mélancolie. Apparaît l’émerveillement et le charnel.
Ce sont peut-être ces mots-là qui nous font du bien, ce matin. C’est simple, ça se retient facilement, et cette petite gymnastique d’association de mots, c’est du plaisir à l’état pur. Commencer la journée avec de belles choses.
Il y a cent ans disparaissait un immense poète. Comment se fait-il que notre époque ne laisse plus de place aux poètes ?

Le partage du gâteau
On n’y arrive pas. Qu’on prenne le problème par n’importe quel bout, on n’arrive pas à faire prendre conscience aux gens de l’urgence environnementale…
Les climatologues, les spécialistes nous répètent : “Nous voyons ce qui va se produire, c’est ça qui est frustrant car nous avons sous les yeux, jour après jour, l’évolution de la catastrophe… et quoi qu’on fasse, rien, rien ne se passe.”
Certains ajoutent même : “C’est épuisant, stressant, déprimant ! Après une période d’espoir, nous n’y croyons plus… Nous ne croyons plus au fait qu’on va arriver à déclencher une réaction pour lutter contre le réchauffement climatique et à éviter ce que l’on a prédit. La démission de Nicolas Hulot a été comme un coup de massue. Et pourtant, on n’a pas le choix, il faut y croire !”
On n’y arrive pas, parce que l’on n’arrive pas à détourner l’attention des gens de la priorité du quotidien. Payer son loyer, régler la cantine des enfants, rembourser ses crédits… Le réchauffement climatique passe après tout ça. L’urgence pour beaucoup, c’est de ne pas tomber, de ne pas se retrouver à la rue. “Hé ! les mecs, puisqu’on vous le dit… continuer à acheter votre grosse voiture, on trouvera des solutions, c’est garanti. On y travaille, on trouvera des solutions ! On va l’aspirer tout le CO2, on va le construire, le gros aspirateur, soyez pas inquiets !”
Ça fait trente ans que l’on tient le même discours… et pas de mesure, pas d’action. On n’y arrive pas… On se souvient de Jacques Chirac au sommet de la Terre, à Johannesbourg, en 2002 qui avait eu cette formule qui avait frappé les esprits : “Notre maison brûle et nous regardons ailleurs”.
Sauf qu’aujourd’hui, l’urgence n’est plus la même : pour des millions de personnes qui n’ont même plus de maison, il s’agit d’abord de sauver sa peau. Ce sont les migrants qui traversent la Méditerranée, alors qu’on les avertit qu’ils ont de très grandes chances de mourir en mer.
Les gens n’ont pas le choix. Leur vision n’est pas pour les vingt ans à venir, mais pour demain, la semaine prochaine. Survivre coûte que coûte. Les inégalités sont aujourd’hui bien trop fortes (elles n’ont jamais été aussi fortes), pour que les gens pensent à autre chose.
C’était en 1984, et l’abbé Pierre tenait un discours au Palais des Congrès de Paris : “Le contraire de la misère, ce n’est pas la richesse, non. Le contraire de la misère… c’est le partage !” On n’a pas le choix. Il va bien falloir partager.

"Google Du Petze !"
Au printemps, Google n’a pas vu venir l’hostilité des habitants du quartier de Kreuzberg, manifestant pour empêcher son implantation à Berlin.
Le géant californien souhaitait ouvrir un vaste campus : 3 000 m2 de bureaux, des cafés sympas et des espaces de coworking où tu bosses, cool, en short et détendu. Distribution de snacks à volonté, massages et pauses billard. L’esprit Google, quoi !
« Que cette méga-corporation, dont le modèle économique est basé sur la surveillance de masse et qui spécule à tout va, débarque ici, alors que la gentrification s’accélère et que des tas de gens sont en train de se faire virer, est d’une arrogance et d’une violence extrême », réagissait l’un des organisateurs de la campagne “Fuck off Google”.
Et puis d’autres slogans sont apparus sur les murs. “Google Du Petze !” (Google informateur). Des slogans rappelant l’Allemagne communiste. Alors Google s’est déplacé du côté Est de Berlin. Là où un élu local a cordialement invité le géant de Mountain View à s’intéresser à l’ancien siège historique de la Stasi, sur Ruschestraße dans le quartier de Lichtenberg.
La Stasi, c’est l’ancien monde communiste de la RDA, lunettes noires et imper gris. C’est pas un des nombreux clubs techno branchés comme le Berghain ou le Tresor, qui sont de véritables institutions de la nuit berlinoise. Dès 1950 et durant toute la guerre froide, la Stasi a été la police politique de l’Allemagne de l’Est qui a surveillé et réprimé toute la population. Des fiches, des écoutes sur tout le monde, 500 000 informateurs. Tout était recensé au point que le bâtiment abritait plus de 160 kilomètres d’étagères pour stocker les documents recueillis sur 16 millions d’allemands. Du grand délire sécuritaire à la Big Brother. Et là, on se dit, il y a comme un truc qui résonne… Google ? La Stasi ?
On a entendu dire qu’aujourd’hui, on avait la possibilité de télécharger l’intégralité des données que Google accumule sur chacun d’entre nous. Sympa, Google… “Tu lances Google Takout. Et là, tu télécharges un fichier de plus de 5 Go qui contient plus ou moins trois millions de documents Word ! Tout ce que Google a siphonné sur toi. Tout ! Tous tes favoris, tous tes mails, tous tes contacts, tous tes documents Google Drive, tout ton historique de recherche Google et Youtube, tous tes déplacements (eh oui, comme tu es géolocalisé, tes déplacements sont archivés, l’heure, la date, les itinéraires). C’est la séquence de toutes tes journées qui est disséquée, les téléphones, les appels... la liste n’en finit pas. C’est juste totalement effrayant !”
Après la chute du mur de Berlin en 1989, la Stasi fut dissoute. Et le monde a découvert avec stupéfaction la puissance nocive de cette organisation de surveillance.
Trente ans plus tard, Google prend la relève en mettant la barre beaucoup plus haut. Il monétise les big data aspirées. Plus besoin d’informateurs, les étagères berlinoises resteront vides… chacun de nous, au quotidien, nourrissant le monstre qui nous dévorera !

T’as voulu voir Vierzon !
Dans le train, c’est toujours le même pincement au cœur, quand on sort du tunnel à quelques kilomètres de Vierzon. J’ai quitté la ville adolescent et cela fait des années que l’on voit Vierzon se dégrader, comme tant de petites villes de province.
Je regagne la sortie de la gare en attendant que ma mère, aujourd’hui très âgée, vienne me chercher.
« — Ça faisait longtemps que je ne t’avais pas vu ! » L’homme se tourne vers moi. C’est un ancien voisin de mes parents. L’occasion de parler.
« — Comment ça va, la vie à Vierzon ? »
« — Compliqué ! Ça devient compliqué pour des vieux comme moi, avec une petite retraite. J’ai lu ça dans le “Berry Républicain”, on fait aujourd’hui partie des 10 départements où la situation est alarmante. Tout est alarmant.
Il faut attendre 4 jours pour voir un généraliste, plus de 50 jours pour obtenir un rendez-vous chez le gynéco. Plus de 100 jours pour pouvoir consulter un ophtalmologue. Les gens vont à Tours ou à Orléans, c’est à 80 kilomètres.
C’est du carburant, c’est de l’argent. Mon fils pareil, il bosse à Nevers, c’est 70 kilomètres. On roule tous au diesel, depuis l’augmentation du début d’année, c’est 16 euros de plus par mois. Alors évidement tu vas me dire, c’est pas grand chose… mais quand on est au smic, j’ai vu ça à la télé, les loisirs, pour un smicard, c’est 32 euros par mois, donc on rogne là-dessus, sur les petits plaisirs. Il reste pas grand chose.
Et puis tout se dégrade. Tu te rends compte, aujourd’hui, il y a moins d’habitants à Vierzon que quand tu es né, il y a plus de cinquante ans. Vierzon se vide.
On subit une désertification massive des services publics. La Poste, les écoles primaires, des services de l’hôpital qui ferment. Le commissariat est dans un état lamentable, avec de moins en moins de policiers. Ils ont même supprimé la BAC. T’en as peut-être entendu parlé, la Cour des Comptes vient de demander à ce que les villes de moins de 50 000 habitants (avant, c’était 20 000) passe sous la bannière de la gendarmerie. Donc le commissariat en ville est menacé. La cour d’appel va fermer, elle aussi. Il y a moins de trains et ce qui nous à tous mis au tapis, c’est l’annonce de la fermeture programmée de la maternité en 2019.
Là-dessus, tu rajoutes la limitation de vitesse à 80 km/h et le contrôle technique renforcé en 2019, qui va envoyer à la casse ma voiture d’occasion… C’est une voiture que je bricolais avec un copain mécanicien. Je pourrai plus le faire ».
Daniel me parle depuis deux minutes, et sa colère monte. Ma mère vient d’arriver. Elle descend de voiture. Elle porte un gilet jaune, comme plus de 2 000 personnes dans le seul département du Cher, ce samedi 17 novembre. Je l’embrasse.

Causalité ou corrélation ?
On était tranquillement en train de regarder passer une fille en jupe rouge, quand Régis nous interpella : “Tu y crois à cette histoire de développement des big data qui nous aurait fait passer de la causalité à la corrélation ?”
Et là, comment dire ? Comme un blanc en terrasse, un trou noir spatio-temporel…
“— Non mais, ça s’est mal passé ta soirée hier, avec Eléonore ? C’est le pain sans gluten qui t’est resté sur l’estomac ? C’est quoi, ces conneries ?
— J’ai entendu ça sur France Culture. Un podcast, cette nuit quand je n’arrivais pas à dormir, un peu à cause de Eléonore, oui, c’est vrai ! Les spécialistes discutaient autour de ça, causalité et corrélation.”
La jupe rouge a disparu, un nuage nous masque le soleil. Régis poursuit.
“— On va faire simple, la corrélation, tu relies deux données, et c’est effectivement ce que les big data brassent à très grosse échelle, aujourd’hui. Ils accumulent une somme considérable de données sur chaque individu. Ils te réduisent même à ça… et ils croisent tout ça en fonction de ce que l’on veut faire dire. Et ça marche à tous les coups. Exemple, quand t’es malade. Surtout ne va pas à l’hôpital. La probabilité de mourir dans un lit d’hôpital est 10 fois plus grande que dans ton lit, à la maison.”
On décortique. On ne meurt pas plus parce qu’on est dans un lit d’hôpital. Mais si on est à l’hôpital, c’est sûrement parce qu’on est plus sérieusement malade. Et dans ce cas, la probabilité de mourir est plus grande.
A l’inverse, pour déterminer la nature du lien de causalité entre plusieurs éléments, c’est plus complexe. Ça marche pas bien avec les algorithmes qui sont finalement… très binaires. La causalité, cela demande du temps et de la distance, c’est du billard à 5 bandes.
Et Régis de reprendre :
“— Moi par exemple, à chaque fois que je mange du chocolat, cela me donne des boutons. Donc, d’après toi, c’est de la causalité ou de la corrélation ?
— OK, tu as deux éléments. Tu manges du chocolat et des boutons apparaissent. Tu fais le lien entre la consommation de chocolat et l’apparition de boutons. Corrélation OK. Et pourtant, tu peux voir les choses avec plus de distance… Si tu manges du chocolat, c’est peut-être que Eléonore, hier soir, elle t’a stressé, et c’est peut-être le stress qui te colle des boutons. Stress, chocolat, boutons. Tu vois ?
— T’as raison, faut vraiment que j’arrête le chocolat !”

La part du colibri...
Il y a des lundis matins, on a les mains coincées au fond des poches. « Je sais, Régis, qu’il faut se battre pour que la planète ne parte pas en vrille. Je te parle même pas des sauterelles et des insectes qui disparaissent par tombereaux entiers… mais c’est pas à ma portée ! A quoi bon, on a un ministre au gouvernement, c’est à lui d’intervenir. Pas à moi ! »
Et là, on se souvient d’une histoire que l’essayiste et poète Pierre Rabhi raconte souvent. Une légende amérindienne. Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés observaient impuissants le désastre. « On ne peut rien faire, sinon se mettre à l’abri ! » Seul un petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes d’eau avec son bec pour les jeter sur le feu. Quelques heures passent, et le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui lance : « Non mais Colibri ! T’es pas un peu dingue ? Ce n’est pas avec trois gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! »
Et le colibri de lui répondre : « Je le sais, mais je fais ma part. » Agir à son échelle, cela commence simplement par ça… et même si, pris isolément nos actes semblent dérisoires, c’est grâce à la somme des dérisoires que les choses peuvent changer.
Une autre histoire. Al Gore s’est présenté deux fois à l’élection présidentielle américaine. Deux fois, il a été battu. En 2000, il s’est fait voler sa victoire, par George W. Bush. Donc les combats difficiles, il connaît. Son film La vérité qui dérange a marqué les esprits. Oui, on peut encore sauver la planète !
Al Gore raconte souvent une autre parabole d’oiseau, pour faire comprendre le rôle de chacun. C’est l’histoire d’un jeune garçon très malin qui veut piéger un vieil homme réputé pour sa sagesse. Il vient le voir, il attrape un petit oiseau entre ses mains, et il demande au vieil homme : « On m’a parlé de ta sagesse et de ta lucidité. Sauras-tu me dire si l’oiseau que je tiens dans mes mains est mort ou vivant ? »
Alors bien sûr que le vieil homme saisit le piège : s’il dit que l’oiseau est vivant, le jeune homme va le serrer dans ses mains et le tuer, et s’il dit que l’oiseau est mort, le jeune homme va ouvrir ses mains et l’oiseau va s’envoler. Il réfléchit un instant, regarde le garçon et lui dit : « La réponse est entre tes mains ! »
C’est exactement la même chose pour le changement climatique. La réponse se trouve entre nos mains. Elle n’est pas seulement entre les mains des gouvernants. « Chaque individu a un rôle à jouer dans le changement climatique, ce serait une erreur d’être dans l’attentisme. Nous finirons par y arriver, martèle Al Gore. La vraie question est de savoir quand. »

Bêtes de nuit !
Et cette fois-ci, c’est les chauves-souris qui se font la malle. En dix ans, c’est près de 40 % des “souris volantes” qui ne volent plus…
Logique, toujours le même schéma… 80 % des insectes ont disparu, les chauves-souris mangent des insectes, donc plus rien à manger, donc plus de chauves-souris… logique. Les chauves-souris, c’est la nuit. Et ça devient compliqué, puisqu’on se rend compte qu’un paquet de bêtes plus ou moins grosses, ne disparaissent pas, mais deviennent invisibles. Elles se cachent le jour pour ressortir la nuit.
Tu prends le coyote dans les montagnes de Californie, par exemple, celui qui court après Bip Bip, en se jurant d’avoir la peau de ce grand géocoucou supersonique. Eh bien, c’est fini. Le coyote vit désormais exclusivement la nuit.
Ce n’est même pas une question de menace. C’est notre présence envahissante qui suffit à faire fuir les animaux. Nous ne partageons pas la planète, nous en avons pris possession. Nous l’avons envahie.
Nous sommes toujours plus nombreux sur cette Terre, et même si nous nous agglutinons dans les mégalopoles, ça déborde de partout. Car il faut bien nourrir tout ce monde, en développant l’élevage et la culture qui détruisent les zones sauvages.
Et puis il y a le développement des loisirs, car l’homme adore aller de plus en plus loin pour vivre ce sentiment de découverte des contrées encore vierges. Et vas-y que je te passe chez Decathlon pour acheter des chaussures et de l’équipement, et que je me lance dans des coins où très peu de monde s’est aventuré, enfin je crois.
Sauf que les animaux, ça les dérange, tout ça. Si l’on prend l’éléphant du Kenya, par exemple, il préfère aujourd’hui vivre la nuit, se déplacer, manger… alors que la nuit, un éléphant, ça ne voit pratiquement rien. Mais il préfère ça à la présence de l’homme.
Car la chance des animaux, c’est que l’homme a peur du noir, aussi bien les enfants que les adultes, et que la nuit, il dort. Les animaux ne font pas d’horribles cauchemars, ils s’adaptent beaucoup mieux que nous à l’obscurité.
Tout ça ressemble à l’époque des dinosaures, où pour éviter ces prédateurs aux dents longues, quantité d’animaux ne sortaient que la nuit. Ce n’est qu’après l’extinction des grandes bêtes, que les petits mammifères ont exploré la lumière du jour.
Aujourd’hui, la grosse bête, c’est l’homme qui renvoie le peu de bestioles encore sur pattes dans l’obscurité.
Vous avez tout vu !
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