
Pauses by Noise
Retrouvez-nous le jeudi, pour une Pause by Noise.

Le temps d'un gâteau
Vacances de février. C’est l’occasion de faire une pause. De prendre le temps de partager un goûter vers 16h30 avec ses enfants.
On ne sait plus trop comment c’est venu, cette histoire. Peut-être une confusion de repères au moment où l’hiver ressemble au printemps. On s’est souvenu de Lefèvre-Utile, ses gâteaux fabriqués à Nantes. Et peut-être le plus connu, même les yeux fermés, le Petit Beurre LU devenu même un nom commun, petit-beurre, avec un trait d’union.
On est en 1886, et deux talentueux artisans biscuitiers, Jean-Romain Lefèvre et Pauline-Isabelle Utile, créent un petit gâteau, simple et abordable, que l’on peut manger tous les jours. À partir de là, l’histoire se confond avec la légende.
Petit Beurre, cela aurait pu être une marque comme Granola ou Pépito, sauf que, par négligence, le nom a été déposé tardivement, en 1888. Entre-temps, la concurrence a pu inscrire “petit beurre” sur ses paquets de gâteaux. Alors nos biscuitiers se sont dit qu’ils allaient faire un gâteau bien à eux, pour que personne ne puisse les copier. Que ce temps qu’ils n’avaient pas su apprécier pour le dépôt du nom, ils allaient l’inscrire dans la forme même du gâteau.
Le Petit Beurre LU n’a pas évolué depuis plus de cent trente ans. Il suffit d’ouvrir un paquet et de tenir un Petit Beurre entre ses doigts pour se convaincre de prendre son temps et de se dire que ce gâteau a quelque chose d’une allégorie temporelle. Un disque de Nebra ou une astrolabe à grignoter…
Comme tous les enfants, on commence par croquer les oreilles, les quatre oreilles du biscuit. Quatre, comme les quatre saisons de l’année. Et puis autour, on a 52 dents (avec les oreilles) représentant les semaines d’une année. Sept cm de large pour les 7 jours de la semaine. Sur la face, quatre rangées de six points soit 24 points pour les 24 heures d’une journée. On sent pointer les Illuminati ou les sociétés secrètes qui ne sont jamais très loin. Mais non, non, pas de triangle ou de gros œil ésotérique comme sur les billets de un dollar.
Encore un détail, une inscription inchangée depuis l’origine : LU PETIT-BEURRE NANTES écrit sur 3 lignes, comme brodé. Au centre du biscuit, pile au centre, la lettre B. Et notre garçon, impatient, de nous demander : « Hé, c’est quoi, ce B ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Alors comme on sèche, on se raccroche aux branches. : « Regarde bien, c’est le signe infini qui est esquissé dans le B… juste au milieu du gâteau. Des Petit Beurre LU, on en mangera toujours… jusqu’à la fin des temps ! »

L'arbre à loques
De loin, on croit deviner une décharge autour d’un arbre mort, et puis l'on s'approche. Ce sont des vêtements, des mouchoirs, des morceaux de tissu qui sont accrochés sur l'écorce ou qui pendent.
On en avait parlé avec un paysan du Calvados. “Tu devrais aller au Pré-d’Auge, c’est à quelques kilomètres de Lisieux. Y’a là-bas un arbre qui guérit les maladies de peau.”
“Un arbre à loques” comme ils disent. C'est un rituel enraciné depuis le siècle dernier. Les mêmes gestes. À côté de l'arbre se trouve une source qui aurait des vertus. On trempe un chiffon dans l'eau, on frotte sur la peau, là où il y a des plaques rouges, de l'eczéma, du psoriasis, des allergies. Et puis l'on va accrocher le tissu dans l'arbre. Au milieu des autres loques. Certains font même une prière.
Quand certains nouent le chiffon, d'autres le fixent avec un clou, d'autres encore déposent la loque sur une branche. Comme dans toute pratique thérapeutique, “il faut que ça passe”. Il y aurait un transfert entre le mal fixé sur la loque et l’arbre au pouvoir guérisseur. Transférer la maladie à un végétal pour la faire disparaître.
“Surtout, ne touche pas les loques qui sont accrochées à l'arbre, tu risquerais d'attraper les maladies dont elles sont porteuses. Y’a que ceux qui croient à rien qui peuvent toucher l’arbre sans risque. Mais ceux qui croient pas, ils viennent pas.” Le vent se lève, les feuilles du chêne bruissent. Le bruit de l'eau…
“Et faut faire attention, faut être en tête à tête avec l'arbre, il ne faut pas être vu des autres personnes, sinon le message, il ne passe pas !” En venant, chacun contribue au mystère.
Dans ces campagnes de bocage, le christianisme condamnait à tour de bras tous ces cultes païens voués aux arbres, aux sources ou aux pierres. Jusqu’au 19e siècle, la médecine moderne était quasiment inexistante chez les paysans. Il y avait deux mondes qui étaient bien séparés. D’un côté, les médecins qui étaient surtout urbains, ils étaient rares et chers et puis de l’autre, la confiance que l’on portait aux sources, aux arbres, aux animaux, à la nature avec laquelle on vivait.
Ces pratiques ont longtemps résisté dans le nord de la France, en Basse-Normandie, ou encore dans la Somme. En Belgique et en Irlande également.
Pour assurer la transmission du rituel et prendre la succession de l’actuel arbre, en fin de vie, on a planté en 1920, un deuxième chêne à proximité du premier. Et puis un troisième il y a quelques années.
Ce jour-là, on a accroché un mouchoir que notre mère avait gardé jusqu’au dernier jour. Il y avait une petite initiale brodée dans le coin.

La mort est dans le pré !
La plus grande ferme de France s’est installée, porte de Versailles à Paris, jusqu’à dimanche. Les Français adorent les paysans. Et tout le monde veut voir les animaux d'élevage du Salon de l’agriculture. La campagne à Paris.
Pour l’inauguration du Salon de l’Agriculture 2019, le président Emmanuel Macron a battu tous les records : il est resté quatorze heures…
Vraiment, les Français aiment bien leurs agriculteurs. L’Hexagone compte environ 885 000 exploitants agricoles (chefs d’exploitation, conjoints, salariés permanents…). On les aime bien, surtout au moment du Salon… Non, on exagère, on les aime aussi beaucoup pendant la diffusion de « L’amour est dans le pré ». Quand on découvre Gérard, alias Gégé, éleveur de brebis dans le Limousin, se confiant en larmes, à Karine Le Marchand, sur sa solitude. L’émission de M6 rassemble près de 4 millions de téléspectateurs fidèles. Tellement touchants, ces agriculteurs.
Et pourtant, depuis quelques jours, un chiffre revient en boucle. Un chiffre qui ne fait qu’augmenter et qui devrait nous alerter : un agriculteur se suicide en France tous les deux jours ! C’est sans doute une des professions les plus exposées, puisque le taux de suicide est supérieur de 20 à 30 % au reste de la population. Principalement des hommes.
Producteurs de lait et éleveurs de bovins : c’est là où l’on trouve le plus de victimes. Mais ça ne déclenche rien. C’est pourtant concret le lait et la viande, ça devrait parler à tout le monde. Entre 2008 et 2009, 35 salariés se sont suicidés chez Orange. Indignation générale. Procès. Idem à La Poste. Pour les agriculteurs, rien. Pas de réaction, pas de mobilisation, pas d’actions en justice.
Rien. Ils font partie des invisibles. Même les statistiques ne disent rien. Certaines sources avancent le chiffre de 732 morts pour la seule année 2016. Ce n’est plus un suicide tous les deux jours… cela serait deux suicides tous les jours. En silence.
Le lait, la viande, le pain, les fromages, les légumes, c’est dans notre quartier, sur notre marché que nous les achetons. Nous avons tous oublié qu’au début de la chaîne, il y a des agriculteurs, des paysans en somme, et que pour nombre d’entre eux, les fins de mois sont justes intenables.
Que s’est-il passé en France, pour que l’on accepte qu’une grande partie des agriculteurs gagnent une misère, au point de mettre fin à leurs jours ? Peut-être la même chose qui fait que l’on accepte que les baskets soient fabriquées en Asie, par des populations sous-payées… La distance. La distance entre la ville et les champs.

Réenchanter le monde…
On l’avait remarquée la semaine passée, un matin, en allant prendre le métro. La fille au pull mauve et en Dr. Martens, un casque audio sur les oreilles.
Elle avait un beau visage, mais son regard était trouble, lointain. Rien de surprenant, quand on habite Paris. On s’habitue à cette absence dans le regard. Une forme de résignation. Ailleurs. Pas le temps. Facebook, Twitter, des mails à lire… Ne pas s’attarder. Toujours pressé.
Au siècle dernier, les gens étaient souvent silencieux à la maison, quand l’espace public était un lieu de contacts, d’échanges. Il y avait même des gens qui chantaient aux pieds des immeubles. Aujourd’hui, tout s’est inversé.
Chez eux, les gens sont connectés, en réseaux jusque tard la nuit. Et dans les rues, dans le métro ou le bus, personne ne parle plus… L’espace public est devenu plus silencieux. Plus de chanson… Le monde serait devenu désenchanté. Il est intéressant, ce mot “désenchanté”.
Un monde qui ne chante plus. Où l’on croise des visages tourmentés. On croit reconnaître des expressions sur ces visages, des expressions de cris sourds, muets, des cris absorbés comme dans du feutre. Le silence.
Alors, comme tous les jeunes, la fille au pull mauve porte un casque audio, pour être sûre de ne pas laisser de place au silence. Un silence inimaginable qui fait peur. Chacun comble son espace, de musique et de sons. C’est devenu la norme, comme l’on porte des lunettes pour corriger la vue.
Ce matin, on fait un signe. On refait un signe à la fille. Elle déplace l’écouteur de son oreille gauche. “Oui ?” C’est inattendu, mais on s’approche.
– Bonjour, vous écoutez quoi comme musique ?
– Pourquoi ? … Cela va vous surprendre, sans doute… C’est une ballade médiévale anglaise, “Scarborough Fair”, reprise par Simon & Garfunkel dans “Le Lauréat”, le film avec Dustin Hoffman. Je l’écoute en boucle. Dans la chanson, un garçon interpelle l’auditeur pour servir de messager auprès de son ancienne amoureuse. Il veut qu'elle réalise des tâches impossibles, comme confectionner une chemise sans couture ou se laver dans un puits asséché... J’adore cette idée de chemise, c’est inaccessible. J’adore !

Martin Grignan
Piscine de la Cour des Lions, Paris 11e, un dimanche de février. On a pris l’habitude, depuis le début de l’année, de venir nager chaque week-end…
Une demi-heure en essayant de glisser, au mieux. Limiter le nombre de mouvements sur une longueur. Glisser pour économiser son énergie. Midi trente. On sort du bassin moins fatigué que les dernières fois. Et toujours le même rituel, douche, gel douche, shampoing, vestiaire.
La voix vient de la cabine d’à côté. C’est en sortant dans le couloir que l’on aperçoit un petit garçon, assis près de sa mère. Elle lui sèche les pieds avant de lui enfiler ses chaussures de sport.
« — Antoine Griezmann, j’aurais voulu m’appeler Antoine Griezmann ! Mon prénom Antoine et mon nom Griezmann. ANTOINE GRIEZMANN. Annnnnntoineeee Griezzzzzzzmann !
— Arrête de bouger et de me crier dans les oreilles. Enfin, tu sais, t’as pas trop le choix, tu t’appelles comme tes parents !
— ANTOINE GRIEZMANN… ANTOINE GRIEZMANN… Pourquoi je m’appelle Martin Grignan ? C’est nul, ce nom ! An toi ne Griez mann, AN TOI NE GRIEZ MANN… ou… ou aussi Kylian Mbappé. C’est bien ça, Kyliaaaann MMMMbaaapppé…
— Bon, écoute Martin, on va y aller. Tu me fatigues avec tes noms de footballeurs. »
Amusé, on regarde le garçon. Alors bien sûr que l’on pense à « Baisers volés », le film de François Truffaut en 1968 où le héros, le jeune Antoine Doinel, grandissime Jean-Pierre Léaud, déclame avec frénésie devant son miroir, les deux noms de celles qui le possèdent entièrement, la femme mariée et rêvée, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard… et puis son flirt, Christine Darbon, Christine Darbon, Christine Darbon… jusqu’à ce qu’il se reconnaisse, là dans le miroir… et scande de plus en plus vite, de plus en plus fort, Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel… Jusqu’à l’obsession, comme si le fait d’énoncer ces noms les rendaient plus présents, plus réels encore.
En partant, dans le hall d’entrée de la piscine, on a sorti un bloc de Post-It. On en a collé cinquante sur la grande baie vitrée. On a écrit au feutre noir : Martin Grignan.

Le temps de lire
On pensait à ça ce week-end, en relisant des passages du « Vernon Subutex » de Virginie Despentes. « On ne peut pas vivre dans un monde où les objets sont conçus pour être remplacés le plus vite possible. »
On est au XXIe siècle et, même si cela peut sembler paradoxal, la dématérialisation n’a pas tout englouti… on ouvre encore des livres pendant des heures, des jours même. « Non, non, je te rassure, je ne suis pas devenu bouddhiste… Je ne vise pas le Saint-Graal de la Rolex à 50 ans. »
Quelle étrange idée que de prendre le temps de lire un livre ! On se retrouve de fait, en décalage avec le monde.
— Tu fais quoi, là ?
— Je relis un livre que j’ai beaucoup aimé, cet été !
— Ah bon... ça ne va pas, en ce moment ? T’es sous antidépresseurs ?
On en arrive à s’enfermer dans une pièce, à s’isoler dans le train, à ne plus voir personne, à ne pas consulter de façon compulsive son smartphone. On en arrive même à préférer ça, plutôt que d’aller boire quelques bières avec des potes (là quand même, faut vraiment que le livre soit hors du commun).
Comme si le livre, les mots du livre, nous proposaient quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs. Il y aurait comme un temps particulier qui ne ressemble en rien au temps de notre quotidien. Car il faut bien le dire, le temps dominant que nous vivons aujourd’hui, c’est celui de l’économie. Le temps qui défile à vitesse grand V, comptabiliser, classer, compter, recompter. Chronométrer. Le temps des winners, des challengers, des compétiteurs, des gagneurs. Pas trop le temps des lecteurs…
La littérature a ce pouvoir de freiner le temps, de le retarder. La littérature vient comme une opposition au rouleau compresseur qui nous pousse à courir du matin au soir. Le petit-déj en consultant son fil Twitter et en écoutant la revue de presse à la radio. Prendre le métro en courant dans les escaliers. Commencer à bosser avec le rythme des mails qui tombent, comme les assiettes qui s’empilent dans l’évier. « Allô, t’as pas eu mon mail, il y a dix minutes ? Comme t’as pas répondu, je crois que t’as pas bien compris que c’était super urgent. » Marre des « À très vite ! À très bientôt ! À tout de suite ! »
Un contre-pouvoir du livre, comme on parlerait de contre-culture. Un truc qui vient s’opposer à l’accélération ambiante, qui agrippe le temps pour nous plonger dans une narration. Juste le temps d’ouvrir un livre.

Débordement de news
On s’était dit que c’était sous doute lié à la nature anxiogène de l’information du matin. Ce côté bien accablant qui fait que tu as envie de te recoucher aussitôt…
L’horreur dans le monde, les conflits, les attentats, les catastrophes, la population grandissante sous le seuil de pauvreté, les licenciements massifs… en gros, un millefeuille de trucs bien déprimants. Et puis on est tombé sur un chiffre.
Et là, c’est comme pour l’état de la planète… on n’arrive plus à visualiser. On n’y arrive plus. En fait, ce n’est pas l’info déprimante qui nous plombe, mais plus simplement la quantité absolument monstrueuse des infos en circulation. Le déluge. A tel point que l’on ne sait plus où donner de la tête…
« Il faudrait une capacité mémoire de 5 exabytes (soit 5 milliards de milliards de bytes) pour enregistrer tous les mots qui ont été prononcés par les êtres humains depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui. En 2011, il était généré 5 exabytes de contenus tous les deux jours. Aujourd’hui, on estime que cette quantité d’informations est produite toutes les deux heures. » C’est Eric Schmidt, le président exécutif d’Alphabet, la société mère de Google, qui donnait ces chiffres il y a cinq ans. Un expert !
Et là, tu relis et tu te pinces. Aujourd’hui, on produit en deux ou trois heures, autant d’informations que l’on en a produit depuis la naissance de l’humanité. Les premiers homos sapiens, c’était il y a 200 000 ans, peut-être même 300 000 ans. On est littéralement submergé dès le levé du jour et la connexion qui va avec.
D’autant, que les contenus émotionnels négatifs se transmettent plus rapidement et plus massivement que les contenus émotionnels positifs, tout pareil pour les fakenews. Qui elles circulent six fois plus vite que les informations avérées, parce qu’elles sont simples et sensationnelles.
Au milieu de l’algorithmie dominante, reste-t-il encore une place pour une idée intelligible ? Comment se faire entendre, comment même imaginer que quelque chose puisse être audible ?
Alors que celui qui surnage, c’est celui qui hurle le plus fort, celui qui sort l’énormité la plus grosse, il n’y a que la démesure qui arrive à traverser ce flot ininterrompu. La provocation, l’injure et l’injonction…
Alors, on cesse de croire à ce que l’on entend et à ce que l’on a sous les yeux. Comme Donald ! On s’en fout de savoir si c’est vrai ou si c’est faux… le bullshit !
On ne tiendra pas très longtemps à ce rythme là. Il va bien falloir tarir la source au risque de ne plus reconnaître la beauté. Il va bien falloir prendre du recul.

L'homme et la mer
C’est pas très “start-up nation”, cette histoire de course autour du monde à l’ancienne, remportée par un senior navigant sur un bateau des années 1970. Pas très high tech ni univers numérique.
A 73 ans, Jean-Luc Van Den Heede, que l’on surnomme VDH quand d’autres parlent du “Clint Eastwood du large”, a remporté la mythique Golden Globe Race, le 29 janvier 2019. Sans assistance et sans escale. Depuis quarante-deux ans et de nombreuses participations à des courses diverses, c’est la première fois que le navigateur français s’attribue une victoire.
Il y a cinquante ans, le journal britannique “Sunday Times” avait lancé un défi, le Golden Globe Challenge. Faire le tour du monde à la voile, en navigant sans technologie moderne et sans bénéficier des aides à la navigation par satellite.
Faire le tour du monde en passant par les trois caps de référence, Bonne-Espérance, Leeuwin et Horn. Avec un bateau ne faisant pas plus de 10 mètres de long. Les catamarans de la dernière Course du Rhum faisaient plus de 30 mètres pour 23-25 mètres de large. Des monstres à côté du bateau de VDH.
En 1968, Robin Knox-Johnston remporta la première course, en étant le seul des neuf participants à terminer le tour du monde en 312 jours. Jean-Luc Van Den Heede lui succède après avoir passé 212 jours en mer. Soit 100 jours de moins.
Deux cent douze jours, c’est quasiment trois fois plus de temps qu’Armel Le Cléac’h (74 jours) et son record au dernier Vendée Globe 2016-2017 avec un Imoca ultra moderne, bardé des derniers outils technologiques.
Pendant plus de dix mois, Jean-Luc Van Den Heede est resté silencieux. Interdiction d’utiliser le téléphone, sauf urgence absolue. Interdiction de recevoir des cartes météo par satellite, navigation uniquement au sextant, un seul régulateur d’allure.
Le 5 novembre, VDH a été pénalisé de dix-huit heures pour avoir contacté son épouse par téléphone satellitaire. Il avait craqué… il n’en pouvait plus, il venait de chavirer et pensait abandonner.
Durant la course, ayant emporté peu de réserve d’eau, il utilisait un dessalinisateur à main. Une heure pour obtenir un demi-litre d’eau à la force du bras ! VDH avait quitté les Sables-d’Olonne avec des bouteilles pour boire un verre de vin rouge à chaque repas. Il avait embarqué les œuvres de Montaigne et l’équivalent de deux ans du “Canard Enchaîné”.
“Je suis content d’être là ! Ce qu’on a fait, c’est beaucoup une question de moral. Ça m’a été plus utile d’avoir du moral que de la force physique. (…) J’avais déjà vécu 122 jours, il s’installe une certaine routine mais pour y arriver, il faut être en phase avec soi-même.”
On avait lu le poème de Baudelaire en CM1. “L’homme et la mer”. On ressent un immense respect pour Jean-Luc Van Den Heede.
« Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
Extrait de “L'homme et la mer”. “Les fleurs du mal”, Charles Baudelaire, 1857.

L’injonction au bien-être
Depuis quelques mois, on commence à ressentir comme une sensation d’encerclement dans le quartier. Une salle de sport, à quelques pas de République, et puis un grand espace dédié au yoga… qui ouvre dès 6 h 30.
Il n’ouvre pas pour le ménage, il ouvre à l’intention des femmes (faut être honnête, il y a quelques hommes aussi), qui veulent se faire une heure ou deux de relaxation avant de filer au bureau. Et un, puis deux centres de relaxation, des spa urbains avec de l’eau à 35°, des hammams où tu passes la journée en peignoir blanc, entre douche et thé vert détox.
Une forme de bien-être qui deviendrait envahissante. Alors, bien sûr qu’on comprend que plus le monde est incertain, impalpable, et plus on se rabat sur le corps. Que c’est l’une des dernières choses que l’on peut modeler et contrôler à sa guise. Ce besoin que l’on a tous de sentir le concret.
Au point qu’on se demande s’il ne s’agit pas d’une nouvelle idéologie. On se doit d’optimiser notre corps. On en a quasi le devoir. Pour nous, mais aussi pour l’économie, pour l’entreprise. « Eh oui, mec, faut rester en forme, on n’a pas le choix ! Il faut montrer que l’on est productif. » Sauf qu’il y a plein de boulots qui sont abstraits. Au point que les gens ont du mal à définir ce qu’ils font.
« Ça me soûle un peu, tous ces winners qui font du consulting ! Tu peux me dire en deux mots de ce que tu fais… pour toi, pour les autres, pour améliorer la société ??? » Ça devient compliqué de se prouver que l’on est productif, alors que l’on a des boulots dont la finalité est très vague.
Et là, tu te dis que la salle de sport est l’un des rares lieux, où le travail donne des résultats tangibles. Tu cours, tu perds de la graisse. Tu soulèves de la fonte, tu prends du muscle. « Hier soir, je me suis fait une heure et demie d’Extreme Bootcamp… je peux te dire que le résultat, c’est très concret quand je rentre dans le métro et que je vois le regard de certaines femmes. Y’a un vrai retour sur investissement. »
Aujourd’hui, la société nous convainc que le bonheur est partout. Et qu’il faut être heureux. Pas le choix. Dans nos relations, au bureau, à chaque instant de nos vies, le bonheur doit être là. Sauf qu’on a oublié un truc basique : une fois qu’il est là, on ne sait pas trop quoi faire de ce bonheur.
Il y a cette réplique dans la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett. Y’a Vladimir qui dit à Estragon : « Dis qu’on est contents. Dis-le, même si ce n’est pas vrai. » L’autre s’exécute et ajoute : « Nous sommes contents. (un silence)… Et qu’est-ce qu’on fait, maintenant qu’on est contents ? »

Les étoiles et l’Inde
C’était par une nuit claire, alors que l’on était allongé dans l’herbe. A l’automne dernier, pas très loin d’une rivière. On regardait le ciel sans réussir à retrouver les constellations qui dessinent des figures.
Non, on ne reconnaît pas le Verseau ou le Capricorne. Non, la seule chose dont on est sûr, c’est de localiser l’étoile du Berger que l’on repère à son intensité lumineuse, mais aussi, au fait que c’est la seule qui est dans l’axe de rotation de la terre, et donc, elle ne bouge pas dans le ciel. Vingt minutes plus tard, toutes les autres étoiles ont progressé. Celle du Berger est toujours là, au même endroit… mais on ne voit pas le Capricorne.
C’est à autre chose que l’on pense. On a lu ça, l’été dernier, et depuis ça nous obsède, parce que l’on n’arrive pas à le voir. Ce que l’on a sous les yeux est un schéma qui contracte l’espace et le temps. « C’est ce que l’on me dit, mais ce n’est pas ce que je vois ! Je ne vois pas d’espace et de temps différents ! » Car il s’agit bien d’un montage arbitraire, les étoiles n’étant pas sur le même plan.
Entre la plus proche étoile de la Grande Ourse et la plus éloignée, c’est une distance de 1 270 années-lumière. Et la question que l’on se pose, c’est qu’il pourrait en être de même de notre regard sur des pays lointains, des civilisations étrangères.
Comme l’Inde, par exemple. Sans jamais y avoir été. Sans peut-être jamais avoir l’occasion d’y aller. C’est au XVIIe siècle que la colonisation britannique a nommé les Indes, les comptoirs des Indes… et puis un jour, avec l’indépendance, on a regroupé tout ça. L’extrême diversité s’est retrouvée unique. L’Inde, « India ».
On se dit que c’est un sous-continent aussi varié que celui de toute l’Europe, allant des Himalaya jusqu’aux régions tropicales du Sud, avec plus de cinquante siècles d’histoire, de multiples invasions, plusieurs religions nées sur son sol, d’autres importées, plus de 1 600 langues, des origines ethniques mêlant toutes les couleurs. L’Inde, les Indiens, plus d’un milliard d’hommes et de femmes.
On devine un pays avec un esprit particulier, mais sans aucune cohérence. Important de conserver le pluriel, les pluriels. C’est toujours rassurant le regroupement visuel, cela facilite l’approche de la complexité.
Vingt minutes plus tard, l’étoile du Berger est toujours à sa place, par contre, on commence à voir le Capricorne… ou bien est-ce le Verseau.

Sans autorisation
La question revient toujours de la même façon. “Qu’est-ce que ça veut dire, d’acheter de la bière sans alcool, alors que l’on ne connaît plus l’ivresse depuis plus de trois ans et demi ?”
C’est souvent au moment de l’apéro, que la question se pose. Car, bien évidemment que l’apéro, c’est le moment où l’on sent monter un début d’ivresse encourageante. Comme un rituel. C’est ce que l’on recherche. Le goût du Pastis, du vin blanc frais ou du Spritz, c’est finalement secondaire.
Quand on boit de la bière sans alcool, bien sûr que le goût rappelle la bière sauf qu’après la première pinte, question ivresse, on ne sent rien, alors on se dit qu’en en buvant une deuxième ? Sauf que tout pareil et l’on est tenté par une troisième. Et rien ne vient, sinon de se sentir franchement ballonné par plus d’un litre de liquide avec bulles.
C’est finalement ça, le plus difficile. Non pas d’arrêter de boire, mais plutôt de ne pas (plus) attendre l’ivresse. Car pendant des années, on a recherché l’ivresse comme signal libérateur.
Combien de fois l’on s’est dit : “Non mais moi, tant que je n’ai pas bu deux ou trois verres, je ne peux pas vraiment parler, je ne peux pas vraiment danser, je ne peux pas vraiment aborder quelqu’un… même simplement m’approcher.”
L’alcool devient vite l’élément permettant de s’autoriser tout un tas de choses. Sauf que bien souvent, ça déborde, une fois l’autorisation acquise, on se dit que l’on peut en remettre une couche… et là, le dérapage est à portée de main. Un peu comme sur l’autoroute où tu te déportes de la file de droite à celle de gauche, et tu y restes en roulant de plus en plus vite.
C’est finalement ça, le plus difficile. De se dire qu’il n’y a plus besoin d’autorisation fournie par l’alcool. Qu’il faut se réapproprier une forme de liberté. Et que cette liberté acquise est particulièrement forte, puisqu’à chaque moment, on ne peut que le constater : cette discussion, cette conversation engagée, que tout ça est simplement lié à notre envie, qu’il n’y a pas eu de béquille ou de masque alcoolisée qui nous aurait aidés. Qu’il faut donc inventer une autre façon de vivre, puisque tout était balisé par des autorisations alcoolisées.
Virginie Despentes en parle très bien, elle qui a arrêté de boire à 28 ans. “Mais c’est très compliqué ! C’est pas ‘boire ou ne pas boire’. C’est un mode de vie qui est en jeu. Et un personnage, jusqu’alors défini par l’alcool, qu’il faut complètement réinventer.” Faire confiance à l’envie intérieure, et ne plus attendre d’autorisation. Au point que l’alcool disparaisse.

Un avion sur le ventre !
Ça s’est passé à New York, il y a dix ans, le 15 janvier 2009. Ce jour là, Janis Krums, un Américain de 23 ans, avait pris le ferry quand soudainement, devant lui, un Airbus A320 amerrit en urgence sur le fleuve Hudson, qui borde Manhattan à l’ouest.
Quelques minutes après avoir décollé de l’aéroport de LaGuardia dans le Qeens, l’avion du vol 1549 US Airways avait percuté des oiseaux qui avaient endommagé les réacteurs l’obligeant à se poser en catastrophe. Janis avait sous les yeux un truc incroyable qui ne s’était jamais produit. Aucun pilote de l’aviation civile n’avait réussi à faire « atterrir » un gros porteur sur un fleuve. Un exploit, 155 passagers sains et saufs. Tellement incroyable que Clint Eastwood en fera même un film avec Tom Hanks, « Sully », en 2016.
Et va savoir pourquoi, ce jour-là, Janis a eu un geste reflex qui n’était pas si courant à l’époque : sortir son iPhone, prendre une photo et… envoyer l’image accompagnée d’un commentaire de moins de 140 signes sur Twitter, qui n’a alors que deux ans et demi d’existence et ne compte qu’un bon million d’utilisateurs. « Il y a un avion sur l’Hudson. Je suis dans le ferry qui va récupérer les passagers. C’est dingue ! »
Oui, c’est dingue, mais ce que ne comprend pas Janis, c’est qu’à cet instant, quelque chose est en train de basculer, et ce quelque chose, c’est l’info quasi en direct. Car pour la première fois, un fait d’actualité ne sera pas rapporté par un média traditionnel, mais par un mec à bord d’un ferry qui vient de sortir son iPhone devant un avion posé sur l’eau.
Et rapidement, malgré le faible nombre d’abonnés, Janis sera repéré et interviewé sur plusieurs grandes chaînes d’info en continu. Et c’est l’aventure Twitter qui se propage comme une traînée de poudre.
« Soudain, le monde a commencé à nous prêter attention, parce qu’on était la source d’une info – et ce n’était pas nous –, c’était l’utilisateur sur le ferry, ce qui est encore plus incroyable ! » C’est Biz Stone, l’un des fondateurs de Twitter, qui le raconte. « Ce moment a tout changé. »
Et le monde découvrait le « citoyen journaliste », celui qui sort son smartphone plus vite que son ombre et qui tweete allègrement sur ce qui se passe dans la rue, là sous ses yeux.
Ce sont des millions d’informations « citoyennes » qui sont aujourd’hui postées au quotidien, au milieu d’insultes en cascade, de messages haineux et de campagnes de harcèlement… sans que l’on arrive nécessairement à discerner l’info, la vraie, de la fake news, la grosse intox qui se propage.
On a entendu reparlé de Janis Krums au moment de l’arrestation de DSK, en 2011. D’un complot sur Twitter… mais Janis a démenti. Non, il n’a rien à voir avec ça. Lui, ce qui le fascine ce sont les gros avions qui se posent sur le ventre et qui s’enfonce lentement dans l’eau.
Vous avez tout vu !
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