
Pauses by Noise
Retrouvez-nous le jeudi, pour une Pause by Noise.

C'est quoi, ce sourire ?
On tombe par hasard sur un « Vogue Paris », et au bout de quelques pages, on se retourne vers Régis pour lui demander son avis : « Mais tu sais toi, pourquoi les filles dans les magazines de mode font toujours la gueule ? Les filles portent des fringues tout ce qu’il y a de plus somptueux et de plus créatif. Et toutes, elles font une gueule d’enterrement ! »
Et Régis, de me répondre : « Moi, je vais te dire, ce genre de meufs, elles font la gueule, parce qu’elles ont faim. Non mais, t’as vu comme elles sont maigres ? C’est juste pas possible, ces meufs-là. C’est trop compliqué pour moi, elles sont inaccessibles. C’est du rêve impossible. » Dans les années 1960, les filles sur les podiums souriaient. Il y avait une joie de vivre. Elles ne marchaient pas comme aujourd’hui, où tu as l’impression de voir des mecs défiler au pas cadencé.
Et puis, on arrive aux années 1980, avec des créateurs japonais comme Yohji Yamamoto et Comme des Garçons, créatifs à 200 %. Mais là, cata, les mannequins commencent à toutes avoir la même attitude, la même silhouette uniforme et inexpressive. En quelques années, on s’est retrouvé avec un grand écart. D’un côté, les photos pour magazines populaires, genre « Cosmopolitan », sourire… et puis de l’autre, le haut de gamme et le luxe avec « Elle », « Vogue » ou « L’Officiel », et là, des visages de déterrés. « Non, mais tu me fais quoi, là ? C’est quoi ce sourire ? Je te rappelle qu’on ne bosse pas pour « Mode & Travaux »… Le sourire, tu te le gardes pour le catalogue de La Redoute ! Fais la gueule et tais-toi ! »
En gros, le sourire c’est vulgaire, ringard et populaire. Dé-mo-dé. La mine bien déprimée, entre ennui, mépris et mauvaise santé, c’est high fashion et stylé. Années 80 donc, les mannequins oublient le sourire. Elles commencent à devenir de plus en plus androgynes, les épaules larges, un air dur et combatif. Et elles marchent droit, d'un pas mécanique. Le corps devient neutre. Un cintre pour valoriser le vêtement de création. « Non mais, il ne manquerait plus que ça, que le visage radieux de la fille attire le regard… au prix où on essaie de vendre la haute couture. » A croire que le sourire, c’est trop accessible et commun.
Ah si ! Il y a un domaine, où les filles sourient et ne défilent pas comme des robots. C'est le secteur de la lingerie et des maillots de bain. Va savoir pourquoi, elles ne sont pas amaigries ! Elles remplissent leurs soutiens-gorges et culottes… Tout simplement bien dans leur peau.

Quelques gestes à Paris
Mi-janvier à Paris. De se dire que c’est pas évident de commencer l’année. Alors on regarde simplement la ville, les gens, le quotidien… là, un geste que l’on repère. Un mot que l’on entend.
Boulevard Voltaire. Une fille habillée tout en noir gare son scooter près d’un platane. Elle enlève son casque et cherche quelque chose dans la poche intérieure de son blouson. Délicatement, elle penche la tête d’un côté puis de l’autre, pour remettre ses boucles d’oreilles. On aime beaucoup ce geste. On boit un café aux Indécises, 13 h 30. Une femme à la table près du pilier parle fort. « Après ce qu’il m’a dit, j’avais envie de sortir du téléphone pour lui en coller une !!!!! »
Un autre café, le lendemain matin. Le geste de la fille qui vient de passer devant moi. Elle glisse sa main le long de sa cuisse, pour ne pas froisser sa jupe en s’asseyant sur une chaise en bois. La jupe est grise, les bas sont noirs, et le geste est très sensuel. Une petite vieille s’approche du banc de l’avenue pour faire une pause. Elle marche avec difficulté. On se relève et la prend par le bras pour l’aider à s’asseoir. Elle nous tient la cuisse pour rester en équilibre. On est touché par ce geste, simplement humain.
Notre enfant qui nous accompagne dans la rue. « Papa, je vais marcher dans ton ombre, devant toi. » Et nous marchons ainsi sur 20 mètres. « Papa, je te dépasse, je ne suis plus dans ton ombre, je suis devant ! » On aime beaucoup ce geste. Sur le trottoir, quelqu’un s’exclame : « Ah non, y a encore un mec bourré dans le square avec un bonnet de père Noël. C’est pénible d’expliquer aux enfants que non, c’est pas le vrai père Noël qui a trop picolé et qu’on est en janvier ! »
On rencontre la boulangère du quartier. Cela fait plus de cinq ans que l’on est installé et on réalise qu’on ne l’a jamais vue « en entier ». On ne l’a vue que derrière son comptoir de boutique, en buste. Cet après-midi, elle a des bas résilles, grosses résilles, et des chaussures basses, rouges. Très rouges.
Avenue de la République, 18 h 20. On marche en lisant « Le Monde ». On souffle sur la tranche des pages pour les décoller. On souffle de plus en plus délicatement, les feuilles s’entrouvent. On aime beaucoup ce geste.
Bon finalement, on ne s’en était pas aperçu. On est le 18 janvier… Il s’en est passé, des choses.

Parties de cache-cache chez Ikea
Ça commence toujours un peu de la même façon. Des jeunes qui se lancent un défi plus ou moins absurde. « On voulait faire un truc un peu dingue pour fêter notre diplôme ! »
On est en 2014 et après quelques verres de Gueuze, Bram et Florian, deux étudiants belges de Gand, imaginent le « Sleepover Ikea ». « Et si l’on se laissait enfermer toute la nuit dans le magasin ?! Elle est pas bonne, cette idée ? »
Ils filment leur “Nuit Ikea” et diffusent, dès le lendemain, la vidéo sur YouTube. Gros, gros succès avec plus de 2 millions de vues. Attrapant la balle au bond, la firme suédoise comprend le bénéfice qu’elle peut en tirer en termes d’image de marque.
Alors, elle communique pour surfer sur cette tendance en toute légalité. « Venez donc faire une partie de cache-cache dans notre magasin ! » Et là, très vite, tout part en vrille avec plus de 32 000 personnes souhaitant se cacher dans le magasin de Eindhoven, aux Pays-Bas.
Gros rétropédalage, au point que le géant du meuble en kit doit faire appel à la police et qu’il interdit, finalement, ce genre de rassemblement partout en Europe. « Même si nous apprécions que certaines personnes se plaisent à participer à des jeux dans nos magasins, nous n’autorisons pas ce genre d’activité, afin de pouvoir assurer un environnement sécurisé et une visite paisible à nos clients », réagit le directeur du magasin Ikea de Glasgow.
Sauf que depuis cinq ans, la balle est lancée, et qu’au grand désarroi du fabriquant d’étagères BILLY, des images de cache-cache apparaissent régulièrement sur les réseaux sociaux. Ce sont souvent des centaines de personnes qui répondent aux invitations postées sur Facebook pour se retrouver incognito à l’entrée des magasins, puis aller se glisser sous des couettes ou patienter des heures au fond d’un bac de doudous.
Par moment, ça dérape. « Là, Bryan, en sortant de l’armoire KVIKNE, il a poussé une cliente qui est tombée sur un coin de table JOKKMOKK et s’est fracturé le poignet. » Courant dans les allées, effrayant les clients qui n’y comprennent plus rien…
Mais qu’est-ce qu’il faut comprendre ? Qu’est-ce qui peut pousser des adultes à se cacher dans une armoire SÖDERHAMN, à se glisser sous un lit BRÅVIKEN ? L’excitation de l’interdit ?
Ou peut-être simplement l’envie de disparaître durant quelques minutes. De ne plus être en charge de sa vie. D’ouvrir une porte de dressing comme on passe de l’autre côté du miroir… « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »

Ouragan nucléaire
Et si finalement, on commençait à comprendre que tout est lié. Le réchauffement, le climat, oui, bien sûr. Et pourtant cet été, au milieu de la campagne un peu cramée, faut bien se l’avouer, on s’était dit que c’était pas désagréable quelques degrés de plus. Et puis c’est ce que l’on était venu chercher dans le sud, non ?
Il suffisait de mettre quelques glaçons de plus dans l’apéro… on n’allait pas se laisser embêter par quelques grosses gouttes de transpiration. On s’est laissé porter par le vent, on a gentiment surfé sur la grosse vague de chaleur, se disant qu’il n’y avait pas d’autre choix que de s’y habituer même si au bout du compte, on ne s’y habitue pas.
Les jours derniers, l’ouragan Irma a détruit 95 % de l’île de Saint-Martin et fait d’énormes dégâts à Saint-Barthélemy dans les Antilles françaises. On passe à autre chose, c’est comme si les habitants avaient reçu une bombe qui avait tout anéanti. Il y en a qui parle d’ouragan « nucléaire ».
Saint-Martin, c’est 40 000 habitants qui craignent une année scolaire blanche… il n’y a plus d’école pour accueillir les enfants. C’est des images de guerre, les images du Havre, de Dresde, d’Hiroshima. Là, ce ne sont plus quelques degrés de plus. « Un monstre nous est tombé sur la tête ». L’Apocalypse.
Et ça devient très simple. On est dans son canapé et on a sous les yeux tous les éléments pour comprendre ce phénomène naturel.
Jean Jouzel, qui est climatologue, précisait sur France InfoTV, le fonctionnement d’un cyclone. « L’énergie des cyclones est liée à la quantité de vapeur d’eau qui s’évapore et qui, elle-même, est liée à la température de l’océan qui augmente ». Simple effectivement. « Plus la température de l’eau et le taux d’humidité sont élevés, plus le cyclone peut prendre de l’intensité. Or, ces deux éléments sont plus intenses du fait de l’augmentation de l’effet de serre. On considère qu’il y a 7 % d’humidité en plus dans l’atmosphère par degré de réchauffement. Le changement climatique ne crée pas ces tempêtes mais il accentue leurs impacts ».
Encore Jean Jouzel, histoire de nous remonter le moral : « L’intensification des cyclones risque de préfigurer ce que l’on vivra demain. »
Voilà, avec Irma, on est vraiment entré dans le concret… on sent que les barrières tombent les unes après les autres. On ne contrôle plus rien, le compte à rebours est enclenché.

Ô rage, Ô désespoir !
« Sandrine, j’ai une putain de rage, aujourd’hui. Passe-moi la batte ! » On a rencontré cette conseillère en assurance venue avec une copine, en testant la première salle de rage qui s’ouvre à Paris. Certains parlent de « salle de fragmentation », un concept importé des États-Unis et du Japon.
En gros, un cube en béton, où à l’intérieur, tu peux tout détruire. D’après l’établissement parisien, la fréquentation est féminine à 80 %. C’est un secret pour personne, mais la vie professionnelle te met de plus en plus la pression. C’est un Français sur quatre qui subit un stress intense au boulot, d’après « l’Observatoire du Stress au travail » portant sur plus de 32 000 salariés dans 39 entreprises. Et ça touche beaucoup, beaucoup de secteurs. Que tu bosses dans la santé, l’action sociale, le spectacle, les services, la finance ou l’assurance, l’hyper stress te bouffe. En gros, si t’es pas flippé, c’est que t’es mort ou tout comme.
Et là, à voir les filles en action, elles ont du stress à évacuer. Beaucoup ont renoncé au cours de zumba, rangé le tapis de Pilates et refermé les flacons d’huiles essentielles. Finalement, on n’a rien trouvé de mieux que de passer une demi-heure à tout défoncer. En gros, après avoir enfilé une salopette blanche, un plastron, un casque et des gants de protection, le massacre peut commencer. Pas de tronçonneuse, mais une batte de baseball ou un pied de biche, qui va te servir à exploser de la vaisselle, des bouteilles, des briques, des ordinateurs, des claviers, des imprimantes. Paraît que ça détend bien les neurones, de s’acharner sur une imprimante en hurlant : « Tiens, prends ça dans ta gueule, c’est pour m’avoir planté avec un bourrage papier, un quart d’heure avant la réunion de mardi dernier ! »
Le bien que ça fait ! Autrement plus efficace que des anxiolytiques, neuroleptiques ou autres antipsychotiques. Tu rentres dans la salle de rage et tu peux choisir différentes formules. De 9 objets à pulvériser en 10 min pour 10 euros, jusqu’à 55 articles à réduire en miettes en 30 min pour 60 euros. Tu peux aussi apporter tes propres objets sur lesquels tu veux te défouler, moyennant un petit complément. Mais le plus efficace pour retrouver l’apaisement, c’est le pack Madness qui te coûte quand même 100 euros la demi-heure. La grosse destruction massive.
Et pourquoi ce sont majoritairement les femmes que l’on retrouve dans ces lieux ? Faut croire que ce sont elles qui encaissent le plus dans notre société. Stress pro + stress perso = burn out. « Euh, comment te dire, tu sais quoi, Sandrine ? Tu vas me préparer une autre imprimante, oui, la grosse en double bac A3. Je ne vais pas rentrer tout de suite, le dîner attendra. »

"T’es un putain de champion, Frank"
C’est une photo que l’on a vu passer sur Twitter, en n’y croyant pas. En se disant : « Mais c’est pas possible, après avoir annoncé qu’il était prêt à détruire complètement la Corée du Nord, Trump joue dans un film de David Lynch ! Jusqu’où va-t’il-aller ? »
Une scène en extérieur, un adulte en costume et cravate rouge, qui braille contre un enfant, short polo rouge, en train de tondre le gazon. Une tondeuse rouge, des géraniums rouges. Une densité de la lumière et des couleurs. Et la violence du cri de Trump. Mais qu’est-ce qu’il peut hurler à cet enfant de 10 ans ? De la maltraitance, c’est ce que l’on ressent. Une forme de domination qui nous met mal à l’aise.
Et l’on apprend que cet enfant s’appelle Frank. Frank Giaccio. Que cet été, Frank a écrit au président américain pour lui dire qu’il souhait monter un business d’entretien de jardin, et que pour démarrer, ça serait bien qu’il ai un gros contrat. Et que la Maison-Blanche, ça serait un super beau contrat.
Frank avait terminé sa lettre en écrivant : « Bien que je n’aie que 10 ans, j’aimerais montrer à la nation ce à quoi les jeunes comme moi sont prêts. J’admire votre expérience dans les affaires, et j’ai lancé la mienne ».
Et là, les spin doctors ont souri, sentant le storytelling se construire sous leurs yeux. La semaine dernière, Frank a pu montrer ses talents et tondre la pelouse de la Roseraie de la Maison-Blanche. Il avait tout bien préparé, gants, lunettes de protection et bouchons pour les oreilles.
Il a mis en marche sa tondeuse et commencé à tondre. Et puis Donald Trump est arrivé et sur le coup, Frank n’a pas entendu ses mots, trop concentré à sa tâche. Il voyait bien que le président hurlait. Il enleva son bouchon d’oreille droit et entendit le président lui dire : « T’es un putain de champion, Frank ! »
L’histoire était construite. Lors d’un briefing presse, les journalistes ont cherché à obtenir une réaction aux dernières révélations sur les soupçons de collusion avec la Russie. Sarah Huckabee Sanders, la porte-parole de la Maison-Blanche, a pris le micro. Elle a sorti de son dossier, la lettre de Frank et l’a lue devant des journalistes, sans voix. « D’autres questions messieurs ? »
C’est vrai qu’il a bien travaillé, Frank.

L’info positive
Finalement, c’est tous les jours pareil, c’est tous les jours que l’on sent que quelque chose ne va pas. Gilles Deleuze en parlait simplement. « C’est pas très compliqué, l’information, tout le monde le sait : une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensé devoir croire. En d’autres termes : informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. »
Effectivement, quand on lit ou regarde les infos, on a peur, on a peur tout le temps. Matin, midi et soir. Peut-on savoir pourquoi, tous les jours, on est confronté à ce déferlement d’informations anxiogènes, désespérantes et déprimantes ? C’est pourtant pas une fatalité, le catastrophisme ! Si ? Pourquoi les mauvaises nouvelles sont forcément plus importantes que les bonnes ? Pourquoi les journalistes doivent-ils se contenter d’exposer les problèmes, les drames, les mauvais chiffres ? On pourrait imaginer que l’information, c’est aussi chercher et, éventuellement, présenter des perspectives positives ?
C’est pas ce qui manque autour du monde, les hommes et les femmes qui multiplient les initiatives, les projets, les inventions, dans le seul but d’améliorer la marche du monde. L’entrepreneuriat solidaire et, plus largement, l’innovation sociale ont le vent en poupe, non ? Mais les médias en parlent peu. On va nous dire, pour reprendre Albert Londres, mais Monsieur, les journalistes ont le devoir de nous alerter, « de porter la plume dans la plaie ». Les trains qui partent à l’heure, ce n’est pas ce qui règlent les inquiétudes… Pour la 3e année, le quotidien « Le Monde » a participé à l’Impact Journalism Day, en publiant un supplément consacré aux initiatives concrètes et positives. Cela fait du bien.
Pourtant, de l’info positive, au delà des suppléments événementiels, il y en a dans les journaux, sur les home pages des sites d’information. L’info positive, elle est même très présente, il y en a partout. On l’a sous les yeux sans la voir, c’est… la publicité. Le rêve, le bonheur, le luxe, l’évasion. Et de façon presque impalpable, plus l’info médiatique est anxiogène et plus la publicité nous paraît la réponse positive apportée. On va même simplifier le schéma… plus l’image du monde va mal et plus la publicité est apparente. Plus elle nous saute aux yeux. Il y en a même qui auraient constaté, mais ce sont sans doute des mauvaises langues, que plus le monde va mal, et cela va vous surprendre… plus nous consommons.

L’enfance sous surveillance
On a un garçon qui vient de quitter le primaire, le CM2, pour arriver au collège du quartier. Il était chez les grands et en l’espace d’un été, il est retombé chez les petits.
Et quand on l’attend à la sortie (ce qui est rare, car ça lui fout la honte devant ses copains !), on les voit, tous ces enfants qui se font encore plus petits, quand ils passent le grand porche, sous le regard des grands frères protecteurs.
Ce que l’on voit aussi, c’est qu’ils ont pratiquement tous des portables. Et l’on se dit que ce sont sûrement les parents qui l’ont souhaité. Pour une raison simple, ce n’est pas pour faire plaisir aux petits, mais plutôt pour savoir en permanence où ils sont. « Allô, oui, t’es où ? Comment ça, tu es déjà sorti de l’école ! Mais tu m’avais pas dit 16 h 30, aujourd’hui ? »
L’enfant pourrait connaître ses premières libertés, en quittant le primaire et en devenant autonome au collège, mais finalement non, les parents, pour des raisons sécuritaires, lui collent un portable.
C’est le cadeau idéal, le portable. Plutôt qu’un jeu vidéo ou un tee-shirt stylé, vous offrez à votre gosse une balise GPS qu’il va glisser dans son blouson. Au collège, dés qu’un élève s’absente ou est en retard, l’administration vous envoie immédiatement un SMS. Et là, ni une ni deux. Le parent appelle : « Allô, oui… pourquoi je viens de recevoir un texto comme quoi tu n’es pas à l’école ? Il y a un prof d’absent et tu es dans le métro ! Bon ça va… »
Une fois le portable dans la poche de l’enfant, le parent flippé n’a que l’embarras du choix pour lui coller des applications qui vont localiser, suivre, pister, tracer, moucharder le gosse. Weenect Kids, Footprints, Find My Kids…
En gros, on prépare nos enfants à devenir des êtres surveillés… en permanence. Une application comme TeenSafe (qui est le Graal de la surveillance) géolocalise l’enfant et détermine des zones géographiques interdites ou autorisées. L’application permet aussi de visualiser sa navigation internet. Les parents peuvent consulter les conversations que les petits ont avec leurs copains, les mails reçus et envoyés, la musique écoutée ou encore les vidéos visionnées.
Avant (on va jouer les vieux cons), l’enfant rentrait de l’école vers 17 heures, il prenait son goûter, et sortait jouer dehors avec ses copains. Aujourd’hui, les parents pensent que les enfants sont plus en sécurité à la maison. Et ils préfèrent les voir devant un écran d’ordinateur, à ne pas savoir ce qu’ils font ou sur quels sites ils naviguent, plutôt que de les imaginer dans la rue. « Non, mais là, tu rentres immédiatement, tu restes pas dehors… oui, tu pourras faire un peu d’ordi avant tes devoirs… »
Et comme pour tout système de surveillance, les enfants trouvent facilement des échappatoires. Et c’est la confiance qui se retrouve mise à mal. Ils trouvent des souterrains, des cachettes, des ruses, des déguisements. Une chose dont on est sûr et qui traverse le temps, c’est que les enfants ont beaucoup d’imagination.

La pilule rouge
Bon, ça y est, on a franchi le pas et on vient d’avaler la pilule rouge de “Matrix”. “Je suppose que pour l’instant tu te sens un peu comme Alice, tombée dans le terrier du lapin blanc !”
Oui, comme Alice qui pousserait la porte du supermarché Amazon Go, tout juste ouvert au rez-de-chaussée du siège social du géant de l’e-commerce à Seattle. Et Morpheus de t’expliquer comment fonctionne ce magasin nouvelle génération, qui accentue encore d’un cran la logique cachée de notre société de consommation.
“À l’entrée, quand tu franchis les portillons, tu scannes l’application Amazon Go sur ton smartphone. Puis tu choisis des produits que tu mets dans ton sac. Voilà Neo, c’est tout. Tu as fini tes courses. En fait, des caméras à intelligence artificielle, des algorithmes d’apprentissage automatique et des capteurs de poids sur les rayonnages identifient ce que tu prélèves au fur et à mesure. À la sortie du magasin, la facturation se déclenche et ton compte en banque est directement débité via ton compte Amazon. Tout ça, sans que tu aies eu besoin de passer par une caisse, et pire de faire la queue !”
Vingt ans après la confusion virtualité/réalité de “Matrix”, les trois principes fondateurs de la consommation contemporaine sont en place. Et totalement exacerbés. Ça commence par la magie du sans contact, l’obsession de la société américaine. Pas de contact humain. Plus de caisse ni de caissière qui touche les produits et frustre l’envie par une “sanction” pécuniaire.
Ensuite, il faut que ça aille vite, toujours plus vite. S’éloigner une bonne fois pour toutes de cet acte d’achat traditionnel qui prend trop de temps… Laisser ça aux marchands du Moyen-Orient qui passent des heures à discuter, à négocier le prix d’un tapis. Pourquoi donner autant d’importance au fait de devenir propriétaire d’un produit ? Chez Amazon Go, le sans contact humain va tellement vite que la marchandise en devient quasi dématérialisée.
Enfin, troisième point, la virtualité prend le pas sur la réalité. On déambule dans un espace et l’on remplit un panier virtuel qui se trouve quelque part, là-bas au nord de l’Europe, dans le Cloud. Toujours cette allégorie du nuage où tout flotte avec légèreté.
On ne sait plus bien ce que l’on achète… et d’ailleurs, est-ce que l’on achète quelque chose ? Plus d’argent à sortir, plus de carte de crédit. La réalité est masquée par autre chose. On ne voit plus le travail, la matière première, le social, le politique. Ce ne sont plus des courses que l’on fait. Ce sont des émotions que l’on vit. La transaction, on l’oublie. Six autres Amazon Go devraient ouvrir, cette année, aux États-Unis…
La pilule rouge, elle est très efficace, elle te fait disparaître derrière le produit, le mec qui bosse dans un entrepôt Amazon. Car lui, son quotidien est bien ancré dans la réalité. À acheminer des marchandises sur des tapis roulants, à mouiller sa chemise derrière un chariot chargé de commandes. Il suffit de pousser la porte de l'un des centres logistique gigantesques de Amazon pour se convaincre que le cauchemar est bien du côté du réel.

Shazamer le café !
Il y a des matins à l'heure du café, le son est dense. Aucune idée de la fréquence radio, mais ce matin, c’est réellement brutal. Une batterie maltraitée par un bûcheron enivré et des guitares basses entre les mains de ceux qui savent envoyer du lourd.
Sauf qu’il est 9 h15 et que l’on ne sait pas ce que c’est que cette musique. Et va savoir pourquoi, on n’ose pas demander, car visiblement autour de la grande table, ça dandine sec de la tête devant les Macs. Et là, oui, bien sûr, on sort son smartphone, clic, Shazam, reclic et wahoooooo… mais on n’avais pas reconnu… c’est Lemmy qui chante en 1979, genre « Si y’en a qui se sont gourés de concert, on va vous exploser la gueule » avec « Overkill ».
Faut dire qu’en 79, on écoutait pas ça du tout. On écoutait Elvis Costello, les Clash de « London Calling », Depeche Mode, « Lodger » de Bowie, Bashung. Alors oui, évidement, Motörhead à côté, c’est du massif, et puis la découverte des Cure et leur pochette avec le frigo rose… ou encore Joy Division et « Unknown Pleasures » où tu restes médusé à la première écoute, et puis tu regardes s’il n’y aurait pas une tournée, des concerts parisiens, et tu apprends que le mec, il s’est pendu il y a pas longtemps.
Sauf que là, ce matin, grosse claque avec Motörhead que j’identifie en lançant Shazam, l’application de reconnaissance musicale.
Le fonctionnement est super simple, le téléphone capture un échantillon du morceau. À partir de cet échantillon, il créé une empreinte acoustique qui est comparée à la base de données de Shazam… et ça va très, très vite. En quelques secondes, deux, maxi trois, on a le résultat qui s’affiche… « Overkill ». Tout ça, à partir de quelques mesures de batterie. C’est quelque 20 millions de chansons qui sont « shazamées » tous les jours. Et après la musique, Shazam va s’attaquer aux images. On pourra identifier tout ce que l’on a sous les yeux. Dans un musée, un magazine, une affiche dans la rue.
Et, va savoir pourquoi, on réalise que si cette application arrive à trouver quasi instantanément un morceau de musique, il doit suffire de quelques mots pour identifier un appel téléphonique. Et donc, ça veut dire qu’aujourd’hui, on est capable de tout repérer d’une conversation. C’est tellement flippant qu’on va se reprendre une bonne grosse dose de Motörhead sans Jack Daniel’s, il est 9 h 20, quand même !

Rêver ensemble
Parler de tout, tout le temps. Entendre parler de tout. Sans plus savoir de quoi parlent les mots. Depuis l’arrivée du numérique, l’exhaustivité est devenue la règle.
Chacun est sommé d’avoir un avis sur tout et de le dire, de tweeter la bonne formule, celle que l’on diffuse en cascade sur les réseaux sociaux. Celle qui attire l’attention, mais ne cristallise rien.
On n’a pas perçu le changement, mais le regard a glissé. La vérité d’un fait a changé de nature, la vérité est aujourd’hui perçue comme une opinion. Et donc, n’importe quel élément d’information peut être contesté comme s’il s’agissait d’une prise de position. Bienvenue dans l’ère de la post-vérité, dominée par les croyances, l’émotion et les fake news.
Cette confusion fait objectif/opinion personnelle est devenue mortelle pour la presse. Dans cette faille, les journalistes indignés qui maîtrisent les codes d’argumentation à fort potentiel de buzz, ont pris le dessus. Définitivement. L’écume se révèle abondante et envahissante, les mots se font blessants. Frapper, choquer, humilier. Mais les lecteurs qui veulent simplement comprendre notre monde complexe et changeant, n’y trouvent pas leur compte. Une crise de visibilité.
En marge de ces torrents de commentaires, un hebdo tel “Le 1” est apparu comme une tentative de visibilité. Ce n’est pas un journal d’information, mais un journal d’inspiration. Un journal qui réconcilie littérature et actualité. Quand un écrivain s’empare de l’actualité, ce n’est pas pour commenter le réel, mais souvent pour le bousculer. Se l’approprier avec un autre regard.
La forme même du “1” permet de prendre du recul. C’est avant tout un objet graphique qui se déplie comme un origami. Qui ne ressemble pas aux standards de la presse. Pas de photos, là aussi pour ne pas alimenter la confusion avec la réalité, mais des illustrations… et des poèmes. Un seul sujet, une seule feuille de papier… une heure de lecture.
Un journal d’inspiration pour lire des mots qui entrent en résonance avec chacun. Des mots qui créent du lien et non du clivage ou de la polémique. Dans le premier numéro du “1”, en avril 2014, J.M.G. Le Clézio parlait du rêve et de la France. “J’ai grandi dans un pays imaginaire. Je ne savais pas qu’il l’était à ce point. […] Pourquoi mes rêves ne seraient-ils pas vos rêves ?”
Beaucoup aujourd’hui ont besoin de partager et de vivre une chose commune. Beaucoup ont besoins d’histoires pour se sentir debout dans un monde difficile… pour rêver ensemble.

Likes destructeurs
Tous les matins en allant bosser à vélo, Patrik Svedberg longeait le lac Vättern (sud de la Suède). Il passait devant un gros arbre qui ressemblait à ce qu’il détestait manger depuis son enfance, des brocolis.
Donc tous les matins, ce photographe se disait qu’il passait devant le “Broccoli Tree”. Et puis un jour, c’était au printemps 2013, il s’est arrêté et a pris un cliché. Arrivé à l’agence photo, il a posté l’image sur son compte Instagram. Les matins suivants, Patrik Svedberg a fait d’autres photos, qu’il a continué à partager sur le réseau social. Le ciel changeait, les feuilles poussaient. Les likes ont afflué.
En avril 2014, le photographe a ouvert un compte Instagram consacré au Broccoli Tree. Une page Facebook dédiée a suivi. L’arbre sous la pluie. L’arbre avec un oiseau qui vole au-dessus. L’arbre sans feuilles l’hiver. Et toujours plus de likes.
Les gens des environs sont venus pique-niquer vers l’arbre, d’autres faire leur jogging. La vie locale s’est organisée autour du Broccoli Tree. Tous les matins, en arrivant à l’agence, Patrik constatait que les abonnés étaient toujours plus nombreux. Jusqu’à 30 000 followers sur Instagram.
Ça lui faisait du bien de se dire qu’il y avait ce rendez-vous régulier avec tant de gens sensibles à l’arbre. Les likes venaient comme des encouragements pour la journée. À l’été 2015, Patrik a organisé une exposition de ses photos au pied du Broccoli Tree. Succès. Il a même lancé l’édition d’un calendrier.
Un jour, quand il s’est arrêté devant l’arbre, il y avait un combi Volkswagen et cinq motos. Les gens s’étaient renseignés et ses photos faisaient venir des curieux de beaucoup plus loin. Google Maps avait référencé The Broccoli Tree comme lieu d’intérêt touristique. On trouvait maintenant la balise de localisation sur la carte de cette région de Suède. Patrik a posté un commentaire : “Waouh, tellement content de pouvoir partager quelques instants avec vous sous ce bel arbre !”
Mais le lendemain, vers 8 h 20, il a découvert des initiales entaillées dans l’écorce de l’arbre. Il a repris son vélo, inquiet. En se retournant, il y avait deux ados qui sautaient en l’air pour attraper des feuilles. Quelque chose d’incontrôlable était en marche. Et puis en fin de semaine, la blessure.
Dans la nuit, des dingues avaient eu la mauvaise idée de scier une branche, sans pouvoir l’emporter comme un trophée. Alors bien sûr que Patrik a fait une photo en ajoutant un commentaire : “Des abrutis ont scié une branche il y a deux ou trois jours, elle tient à peine et finira par tomber. […] Le problème, c’est qu’on ne peut pas dé-scier un arbre.”
Le coup de grâce est arrivé deux mois plus tard. La branche estropiée avait pourri et l’arbre menaçait de s’effondrer. Les services municipaux se sont déplacés pour le couper, ne laissant que les troncs. À la fin de l’année 2017, soit quatre ans et demi après la première photo, les likes avaient eu raison de l’arbre que Patrik avait découvert.
Depuis, chaque matin, il ne longe plus les bords du lac, il fait un détour plus au nord pour rejoindre l’agence. Il vient de créer un compte Instagram où le week-end, il poste des photos de carottes bio achetées au marché. Sa mère préparait une incroyable purée de carotte. Il a déjà plus de 3 000 abonnés.
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