Likes, cœurs et flammes
Cela fait bien vingt minutes que l’on est arrivé dans la salle d’attente de ce médecin généraliste de la place Voltaire à Paris. Il a fallu un peu de temps pour qu’on remarque un détail, mais maintenant c’est évident. Plus personne ne lit les magazines posés sur la table basse.
C’était pourtant un rituel… “Bon, qu’est-ce que je vais prendre comme journal que je ne lis jamais ? Paris Match avec Johnny Hallyday en couverture, ou bien Le Point qui titre sur le yoga ?” Et c’en est terminé de cette époque, où la salle d’attente était un salon de lecture. On se souvient même avoir discrètement arraché une page pour la recette des beignets de fleurs de courgettes.
Nous sommes huit dans la pièce et tout le monde a les yeux rivés sur son smartphone. À jouer avec son index pour faire défiler le fil des réseaux sociaux. Et l’on observe discrètement la fille au pull rouge… ses doigts qui likent, qui envoient des cœurs. Et là, de se poser une question simple et de comprendre un truc qui cloche. Pourquoi on ne paye pas pour Facebook, Twitter, Snapchat, Google et tous ces services que l’on utilise à longueur de journée ? Pourquoi tout est gratuit ?
Parce que nous ne sommes pas des clients, nous sommes le produit. Ce sont nos yeux et notre attention qui sont marchandés sur ces plateformes. Plus ces géants du numérique nous gardent connectés et plus nous déposons des likes, des cœurs, des flammes. Le like, c’est l’ADN des réseaux sociaux, c’est ce qui nous raccroche à l’application. “Faut que je vérifie combien j’ai eu de likes, aujourd’hui ! Est-ce que ma punchline sur Twitter a recueilli des cœurs ?”
Nous passons un temps considérable à donner des informations sur nos goûts, nos envies, nos opinions. Et si l’on s’éloigne un peu trop longtemps, on se fait gentiment rappelé à l’ordre. Toutes ces données spontanées, toutes ces traces comportementales qu’on laisse permettent aux algorithmes de dresser des profils d’une extrême précision. Il suffit alors à Google, Facebook et consorts de revendre tout ça à de nombreux annonceurs pour que l’on reçoive des pubs très ciblées, qui nous enferment dans la répétition de nos habitudes. C’est ça, le vrai prix de la gratuité sur internet, être réduit à la régularité de nos comportements.
Nous ne sommes pas des clients, nous sommes le produit. Le médecin arrive au bout du couloir. “Bonsoir, c’est à qui ?” Pas de réaction. “C’est à qui ?” insiste-t-il. Une femme à l’écharpe à fleurs lève la tête. “Excusez moi docteur, j’étais en train de regarder mon compte Instagram, je me suis fait liker 12 fois le dessert à l’orange que j’ai posté ce midi, ça fait un bien fou.”