« Il faut s’adapter ! »
C’est en 1974. Des amis de longue date, Vincent, François, Paul − respectivement chef d'entreprise, médecin et écrivain − tous la cinquantaine, se retrouvent régulièrement avec d'autres, pour passer les fins de semaine à la campagne.
Michel Piccoli, c’est François, celui qui découpe le gigot du dimanche dans « Vincent, François, Paul et les autres... », ce chef-d’œuvre de Claude Sautet.
Au cours du déjeuner dominical arrive sur la table le sujet de la nouvelle politique d’urbanisation, avec ses multiples conséquences, l’éloignement du lieu d’habitation, la difficulté de se loger correctement à prix abordable, de résider loin de son lieu de travail.
Une scène d’anthologie qui préfigure, d’une certaine façon, l’âge d’or de l’idéologie libérale et de ses zélateurs. 1973, c’est le premier choc pétrolier, la fin des Trente Glorieuses, et les débuts timides d’une politique, qui sous prétexte de ruissellement, va commencer à broyer les plus faibles. Et qui s’accélère dans les années 1980. Aux États-Unis avec Ronald Reagan sous l’influence de l’économiste Milton Friedman, au Royaume-Uni avec Margaret Thatcher et son célèbre “There is no alternative” (« Il n’y a pas d’autre choix »), au Chili de Pinochet, régime pour lequel le même Milton Friedman parlera de “miracle chilien”.
Piccoli donc (un médecin installé qui a trahi ses idéaux de jeunesse pour une existence confortable), et son gigot. « C’est l’évolution urbaine, c’est inévitable, faut savoir s’adapter. » Chacun regarde son voisin sans réagir. Et c’est Paul, Serge Reggiani qui se lance, ironique. « Mais oui, bien sûr, c’est François qui a raison, ceux qui n’ont pas d’argent n’ont qu’à s’arranger… ou pour en avoir ou pour s’en passer… S’adapter, ça veut dire quoi ? Ça veut dire vivre avec son temps, savoir bouger avec la société… »
Cette histoire d’adaptation nous renvoie au XIXe siècle, à Darwin et à sa théorie de l’évolution. « Hé oui, cette histoire de girafe qui doit se nourrir de plus en plus haut, car la végétation est devenue rare au sol, et qui s’adapte. Les girafes à grand cou qui survivent, les autres, à petit cou et courtes pattes qui meurent. »
Plus tard, au XXe siècle, on a parlé de Darwinisme social, l’un autoritaire (détruire méthodiquement les plus faibles), l’autre libéral (laisser les plus adaptés écraser les plus faibles). L’histoire pour le moins chaotique de ce siècle aurait dû nous alerter…
Eh bien non, tout au contraire ! On se retrouve au XXIe siècle avec toujours la même injonction. « Mais il faut s’adapter ! Et il faut s’adapter de plus en plus vite. ». Compétition, performance, mutation, flexibilité, sélection, concurrence, agilité, sauf que s’adapter est de plus en plus difficile, et que le consentement nécessaire est de moins en moins évident.
Une question est toujours restée sans réponse : cet ancêtre de la girafe, à petites pattes et cou réduit, on n’en a jamais trouvé ni trace, ni fossile, ni squelette. À se demander si Darwin n’a pas été dépassé par son imagination !